Page:Harvey - Les demi-civilisés, 1934.djvu/163

Cette page a été validée par deux contributeurs.
159
les demi-civilisés

— J’en conviens, reprit Lucien, mais ce n’est pas pour toi qu’il a fait cela, c’est pour sa fille. Il l’aime, sa Dorothée. C’est même son mérite unique. Sans elle, il ne serait qu’un influent crétin, comme le sont les trois quarts des possesseurs de grandes fortunes, en ce jeune pays. Culture, pensée, largeur de vues, on ne trouve pas ça autant chez les mercantis enrichis par leur peine ou même leur étroitesse d’esprit, que chez les quelques gueux qui se sont dépaysés dans leur pays en devenant humains et qui, se déclassant littéralement par leur propre supériorité intellectuelle, ont préféré la pauvreté à l’abdication.

— Mais elle, Dorothée, tu sais bien qu’elle n’a rien d’une Marguerite Alacoque.

— C’est une autre histoire. Il s’agirait de déchiffrer l’énigme. À une femme comme Mademoiselle Meunier, je te l’ai déjà dit, il faut des raisons plus que graves pour motiver une décision de ce genre. On ne s’arrache pas aux sources de la vie sans avoir au cœur un espoir infini ou une désespérance totale. L’espoir infini, Dorothée ne l’a pas. Si elle sacrifie sa vie, c’est que la vie n’a plus de sens pour elle.

— Tu crois ? murmurai-je. Et je me rappelai une fois encore les paroles de Dorothée : « Si jamais tu me manques, la vie n’aura plus d’intérêt pour moi. »

— Dans un pays comme le nôtre, continuait Lucien, il est des détresses qui n’ont guère d’autre refuge que le couvent. Pour sortir d’un monde ou elle ne respire