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les demi-civilisés

souins, de voir le lent battement d’une poitrine respirant à l’infini. Des pêcheurs que je connaissais tous par leurs noms, marins hirsutes aux larges épaules, trapus, sacreurs, avaient tendu en demi-cercle, vers le large, une longue senne aux mailles de corde, dont les légers flottants de liège valsaient au gré des vagues. On ramenait ensuite le filet à force de bras vers la rive. Le demi-cercle se rétrécissait jusqu’à ce que les mailles, tendues à se rompre, fussent tirées sur le sable en un brusque ahan. Que de petits poissons ! De l’argent et du phosphore en ébullition, un bruit de pluie violente, une agonie frémissante en un bain de brillants et de perles exhalant une âcre senteur d’iode, de varec…

Quand finissait la pêche, à la tombée de la nuit, grand’père me disait doucement :

— Rentre chez toi avant la noirceur. Ta mère va s’inquiéter. Et il m’embrassait sur la joue en chatouillant mon cou de sa barbe blanche.

Chemin faisant, je flânais le long de la grève, m’attardant parfois auprès d’un vieux marin qui me disait des choses au-dessus de mon âge. Ridé, décrépit, joyeux, face à l’eau qu’il adorait, il fumait interminablement une pipe calcinée, en nous racontant ses voyages. On l’appelait le père Maxime. Il nous disait souvent comment il avait perdu, trente ans auparavant, deux de ses fils. Sa goélette, par un soir d’orage, s’était crevée sur un récif de la Côte Nord. Un fort vent de « nordais », chargé de neige, donnait aux vagues l’aspect