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les demi-civilisés

marchais, à la lisière de la forêt. Des bouleaux, frappés par le rayon naissant, exhibaient l’éclat de leur peau blonde et rose sous une chevelure d’un jaune clair. Tout près, une perdrix s’envolait. Un lièvre, encore chaud, pendait au bout d’une branche, le cou serré dans un fil de cuivre, et sa couleur de terre brune se mariait aux tons orangés des feuilles mortes. Partout une odeur de végétaux en décomposition, odeur troublante, que je comparai, plus tard, à celle d’une grande chambre bleue où l’amour venait de passer. Comme c’était bon, tout ça, oui, tout ça qui fut moi à l’âge où j’éprouvais le charme de vivre sans y penser et sans comprendre !

Mon aïeul paternel, vieux paysan à barbe blanche, habitait une maison sise sur les hauteurs et dominant le fleuve. Je lui avais donné, dans mon cœur, la place laissée vide par la mort de mon père. Que de beaux jours je passais chez lui ! Pendant qu’il me racontait des histoires, les oncles et les tantes fredonnaient des airs du pays, et je me sentais tout imprégné d’amour et de paix.

Les soirs les plus mémorables de cette époque sont ceux où, en compagnie de grand’père, je participais, pieds nus, à la pêche à la sardine, sous les falaises du Cap-Blanc. Le soleil se couchait. L’eau était pleine de moires, des moires de toutes nuances, luisant sur une soie immense et liquide. Elle habillait tout le fleuve, cette soie moirée, et on avait l’impression, en regardant les ondulations longues, douces, crevées çà et là par les mar-