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les demi-civilisés

Mon désarroi s’accrut à la suite d’un drame horrible dont je fus le confident au commencement de l’été. On se souvient que le poète Dumont parlait souvent, quand il était ivre, d’une petite campagnarde qu’il avait séduite et qui, depuis, ne cessait de l’importuner de sa passion.

« Little Lady Vagabond » lui avait dit, avec une perversité consciente : « Pourquoi ne la poussez-vous pas au suicide ? Ce serait un beau drame. »

Un matin, Dumont entra chez moi les yeux rouges et la mine défaite. Il prit le siège que je lui offrais et me regarda, hagard, silencieux :

— Que se passe-t-il, lui demandai-je ?

— J’ai tué ! dit-il avec des sanglots dans la voix. Je suis un assassin ! Un assassin ! Un assassin !

— Tu es saoul, voyons ! Peut-on raconter des histoires pareilles ? Va te coucher et que personne ne te voie avant demain.

— Je suis aussi sobre que ce papier blanc qui n’a pas bu, fit-il en froissant de ses mains nerveuses un cahier ouvert. Sens-moi, tiens ! Dis, est-ce que je sens ? Est-ce que je sens ?

En effet, il ne sentait rien que le tabac et la carie.

— Tu as raison, dis-je. Alors tu es fou.

— Oui, fou… et fou dangereux !… Tu sais, ma petite villageoise ? Elle me harcelait de ses lamentations depuis des années. Plus je me montrais dur pour elle, plus elle se cramponnait… Une idée infernale se fixa