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les demi-civilisés

durcies par la marche dans les montagnes, troublaient déjà mon imagination. Dans ces moments-là, mon cœur se serrait. Je me révoltais contre le sort qui me vouerait au célibat et m’interdirait à jamais de reposer ma tête sur une épaule féminine.

Je cachais scrupuleusement à ma mère ces coupables pensées. Un garçon ne confie jamais de tels secrets à sa maman. Pour me délivrer de l’obsession, je me plongeais davantage dans une piété maladive, m’efforçant d’éprouver pour l’invisible l’amour que m’inspiraient les créatures et contre lequel je luttais avec le pressentiment d’être vaincu tôt ou tard. Je sentais la nature, plus forte que ma volonté, m’emporter loin du baiser divin.

Plus je grandissais, plus s’avivait mon attachement aux choses sensibles. J’aimais tous les êtres, vivants ou inanimés, avec cette sensibilité d’enfant qui marque une âme d’innombrables cicatrices. C’est ainsi que je garde le souvenir de certains matins d’automne mieux que celui de la possession d’une première maîtresse. Qu’ils étaient beaux, ces matins-là ! Un soleil comme on n’en voit plus, il me semble, jaillissait, frais, ruisselant, de son bain d’ombre et de sommeil, et versait sur le Saint-Laurent, de ses longues mains de lumière tendues sur la terre comme sur le corps d’un enfant qu’on réchauffe, des flots d’argent, d’or et de pierrerie. Nos montagnes, dépouillées de leur vêtement de couleur par la nuit, se rhabillaient en frissonnant. Je