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les demi-civilisés

manque d’idéal causé par son scepticisme universel. Grand, svelte, éblouissant causeur, paradoxal autant que logique, étourdissant d’anecdotes et d’esprit, gracieux sans cesser d’être viril, très simple et grand seigneur, il subjuguait hommes et femmes dès qu’il paraissait. Une belle tête d’intellectuel et de viveur. Ses yeux bleus sous une paupière lourde et basse, étaient à demi voilés et avaient l’air, dans la fatigue de vivre, de tout comprendre sans effort.

On le conviait à tous les dîners fins, à toutes les fêtes. Plusieurs fois par semaine, lui, le sans-le-sou, le magnifique, il jouait avec les citoyens les plus cossus, perdait et gagnait de grosses sommes et souriait sans cesse. Rien ne l’ébranlait.

Quel contraste entre le Lillois d’aujourd’hui et celui que j’avais pêché, un jour, dans le remous des désœuvrés ! Muni d’une lettre de recommandation du consul de France, il m’était arrivé sous les dehors d’un aristocrate aux habits râpés, un de ces éternels charmeurs, dont le corps souple et harmonieux prêterait de l’élégance aux haillons.

— Tel que vous me voyez, dit-il franchement, je ne possède plus au monde que ce complet et ma chemise. J’ai besoin de travail.

— Qu’avez-vous fait jusqu’ici ?

— Rien.

— Que savez-vous faire ?

— Rien encore.