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davantage. Mais il y avait tout un côté de moi qui ne s’adaptait pas. Je restais désaxé. Peut-être n’était-ce que physique : je veux dire que je me sentais de l’ébranlement nerveux qu’avaient causé les années de tranchée, sous les continuels barrages d’artillerie.

Il y avait autre chose… J’éprouvais comme une grande lassitude mentale et le sentiment de l’inutilité de tout. Vivre, à quoi bon ? Se donner du mal, se démener, s’agiter, pourquoi ? Travailler en forçats, ma femme à diriger son ménage, moi dans mes chantiers, pourquoi ? Ces questions me torturaient. J’en arrivais, me semblait-il, à comprendre les Hindous qui font résider la sagesse et le bonheur dans le Nirvâna, en l’anéantissement de la personnalité dans le grand tout, précédé de la non-résistance aux forces du mal et du bien. Je me mettais à envier les petites gens qui, pensais-je, ont peu de besoins, peu de pensées, peu d’occupations. J’aspirais à me fondre dans l’anonymat de la masse. Ne plus avoir à surveiller constamment sa tenue et ses paroles ; ne pas songer à tenir un certain rang dans la société ; se ficher éperdument du journal et de ses nouvelles ; ne pas se préoccuper des événements politiques, sociaux, artistiques ; ne pas s’inquiéter d’orner son esprit ni d’accroître sa compétence professionnelle. Aucun effort, sauf celui qu’exige la satisfaction des besoins élémentaires ; aucune activité dévorante. N’être plus quelqu’un, mais un être biologique ; ne pas avoir un nom, mais une étiquette ; n’être pas un esprit, mais un corps à peine animé d’un embryon d’âme…

Comprends-tu quelle était ma condition mentale ? Affaiblissement de la volonté, diras-tu ; détente du ressort psychologique ; état pathologique ? Peut-être. Folie ?