Page:Haraucourt - La Peur, 1907.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
201
LA BOMBE

vivants qui suivent les cercueils, existences brisées, mais non pas supprimées, c’est là des quantités négligeables, paraît-il ; on pèse la viande, mais l’âme n’a pas de poids, dans la balance administrative. Passons, et, aux trente-quatre victimes, faites-moi la grâce d’ajouter au moins un numéro : le mien.

Car vous vous rappelez aussi, peut-être, que plusieurs cadavres ne furent ni réclamés ni identifiés, et qu’il y avait, parmi eux, une petite fille éventrée, qui se cramponnait aux jupons d’une jeune femme sans tête ? Ceux-là, je ne les oublierai pas, moi, et je les vois toujours, comme je les ai vus, côte à côte dans la boue sanglante. Les tripes d’un cheval faisaient un collier aux épaules de ma fille.

La pauvre mignonne chérie avait voulu voir le cortège des belles voitures, les cavaliers et le roi, « la cavalcade », comme elle disait ; et je l’avais dirigée moi-même, j’avais choisi sa place, la bonne place, au bon endroit, au premier rang, là où la marche devait se ralentir. J’avais fait cela, moi, vous entendez ! On est trop bête, quand on aime ! De mon poste, je pouvais les surveiller, et on