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LE PRISONNIER DE SON ŒUVRE

pensante, dont les paroles et les gestes nous étaient familiers, ne pensera plus, ne parlera plus, ne bougera plus, jamais plus, il nous faut un effort tenace, une suggestion voulue, grâce à laquelle nous réussissons vaguement à entrevoir, par échappées, l’avenir de cette absence définitive : on pleure, on crie, on se désespère et l’on se tord les mains, mais c’est là des gestes physiques, qui ne prouvent rien, et tout au fond de nous notre esprit reste calme, puisqu’il persiste à ne pas admettre, et il y persiste parce qu’il ne comprend pas.

Morbide comme elle l’était, mon intelligence poussait plus loin l’illusion :

— Ma femme est ailleurs, hors d’ici, mais ailleurs, loin, peut-être ; elle va revenir, elle va entrer… Berthe !

Mentalement, je l’appelais, et peut-être même je l’appelais à mon secours.

Puis, dans cette morne stupeur, par à-coups et pour quelques minutes, la vérité ressurgissait : Berthe est là ! Là, c’est elle, ce qui reste d’elle !

Alors, je la contemplais sans répugnance, avec une tristesse infinie, et, dans ces minutes-là, j’aurais voulu lui parler, l’implorer,