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LE PRISONNIER DE SON ŒUVRE

blanches plantées dans ses gencives roses, et mes poings s’ouvraient pour la saisir, la tordre, la rouler ; elle continuait à rire ; mes baisers lui mordaient les dents, et toute ma furie se fondait en ivresse.

Ça l’amusait, je pense.

Car elle en jouait, et je peux dire que de plein gré elle excitait ma frénésie, pour le seul plaisir de la voir et de se mettre en péril, pour la volupté perverse d’avoir peur, de se baigner dans une atmosphère électrique, de vivifier ses nerfs en exaspérant les miens, de vibrer mieux, de vivre fort, et de préparer la minute où ma rage et son rire s’uniraient en baisers.

Puis, un jour, elle s’est lassée.

À vrai dire, nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. Nous nous aimions de façons différentes. Car elle m’a aimé, j’en suis sûr, et quelle femme donc aurait pu résister à la contagion d’une telle intensité d’amour ? Elle m’aimait à sa manière, qui n’était pas la mienne, et qui d’ailleurs ne valait pas mieux que la mienne. Elle aimait en moi son orgueil d’être plus forte que la force, elle aimait sa victoire sûre, la toute-puissance de son rire, sa