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80 AMIS.

dis ma pensée : ai-je vraiment l’ami que je rêvais ? Mets la main sur ton cœur, sonde ta conscience, regarde-moi en face, et je te mets au défi de répondre : Oui, je suis cet ami… Tu me diras que tu m’aimes ; je le sens bien, et je t’en remercie sincèrement ; mais tu m’aimes parce que j’ai des idées trop noires, tu as pitié de moi, et tu voudrais faire plus, mais quelque chose de vague et d’indéfinissable t’arrête, et tu ne peux pas… Je sais bien qu’il se fait de lentes affections de durée ; mais l’amitié, la vraie, l’amour, si tu veux, doit éclater et crever le cœur. À celle-là, on ne se pousse pas, elle dompte et emporte !… Ô solitude ! Pauvre feuille détachée de ta tige, où vas-tu ?… »

— Quel fanatique tu faisais, mon Pierre ! Croirais-tu que, malgré mon émotion et ta sincérité, le lyrisme de la feuille détachée m’a fait rire ?

— Un de tes billets explique assez cela. Lis.

« Soit, j’aime l’esprit, mais je crois à la possibilité de son alliance avec le cœur, parce que je sens les deux en moi. Oui, cet esprit affecté que tu méprises de si haut, qui parfois nous coûte un peu d’effort et parfois nous mérite un sourire approbateur, je te l’avoue, cet esprit, je le recherche, je l’ambitionne… »

« … Tu le vois, Pierre, chacun a ses chagrins et ses rancœurs. Tu te plains, pauvre ami, d’ignorer l’amour : mieux vaut le désir que le regret. Le désir, c’est l’avenir ; le regret, c’est le passé ; l’avenir, c’est l’espoir, c’est la vie, le passé n’est qu’une mort. Le désir cherche ; le regret ne cherche souvent plus, car il a