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que du rameur ; un jour, elle lui posa sa tête près du cou, et ce fut elle qui tendit son baiser…

Pierre fuyait son ami ; il s’esquivait sans rien lui dire, ou le perdait au coin des rues. Jeanne le possédait tout entier ; il la poursuivait dans la ville.

Une après-midi qu’ils étaient demeurés ensemble, un gondolier les aborda.

— Signor, je vous saloue ; vous ne reconnaissez pas Lazzaro, qui vous promenait toujours, l’autre an, avec la votre belle signora ?

Pierre descendit dans la gondole. Georges le suivit, et tous deux souffrirent davantage quand ils furent sous le felze, où Georges tenait la place de Merizette.

À compter de ce jour, Arsemar évita son ami plus encore. À peine était-il libre, il retrouvait Lazzaro, et pendant des heures sans fin se laissait conduire au hasard. Qu’importait les murs ou le nom des canaux ? Il n’était qu’avec elle, sous la tente de drap noir ; il lui parlait à demi-voix, entendait ses réponses, lui souriait et souvent finissait par pleurer. Il recommençait par le regret toute sa vie passée ; il la détaillait et la jouait devant lui. C’était le roman d’hier, et rien n’était survenu depuis lors, sinon qu’elle n’était pas là. Il l’adorait. Par instants, il se vouait de grosses rancunes d’amoureux, en retrouvant dans le passé, au beau temps du bonheur, des oublis de son bonheur même ; il se reprochait des pensées inutiles qui l’avaient alors distrait pendant une minute et séparé d’elle.