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Lievens. Oh, quelle mort horrible a-t-il été réservé à mon frère !… Qui eut pu s’en douter !… Que n’est-il parti plus tôt ! Ce sont ses antiquités qui l’ont contraint à rester…

— N’invoquez aucune circonstance pénible, mon oncle… papa a cru bien faire en restant et à deux nous avons soigné beaucoup de soldats blessés.

— Oui, c’était la bonté même. Mais quelle mort horrible ! Bois un verre de vin, Berthe, cela te réconfortera après toutes ces émotions…

— Non, merci, mon oncle.

Mais Lievens insista et lui fit suivre son conseil. Il s’intéressa alors à Paul Verhoef, craignant cependant une réponse douloureuse, car on savait que la mort fauchait cruellement dans les rangs des Belges.

— Paul doit encore être à l’Yser, dit Berthe. Son ami se trouve ici à l’ambulance… je dois m’y rendre, je le lui ai promis. Vous m’accompagnez ?

— Oui, je veux bien. Mais dis-moi donc où tu habites ici ?

— Nous avons loué une chambre, avec la cousine Mélanie et Pélagie…

— Il ne faut pas rester ici, gagnez tous la France… tante vous accompagnera… Je dois encore aller à Ypres. Pars sans tarder, c’est par trop cruel en ces lieux… Et qui sait ce qui peut se passer à Furnes…

— Je ne sais pas partir, répondit Berthe d’un ton décidé. Je dois d’abord parler à Paul et je désirerais soigner les blessés.

— Mais Berthe, songe donc…

— Je sens que c’est mon devoir… La reine ne se dévoue-t-elle pas de la sorte ?… Mais d’abord je voudrais voir Paul. Il est possible que j’aie des nouvelles à l’ambulance. Allons-y.

Le trio sortit et fut bientôt à l’hôpital.

— Vous venez voir Antoine Deraedt ? demanda une religieuse qui connaissait déjà la belle jeune fille.

— Oui, sœur…

— Le malheureux…

— Mon Dieu, Antoine est mort, dit Berthe sanglotante, et je ne lui ai plus parlé quoique je le lui avais promis…

— Il vaut mieux ainsi… Est-ce votre frère, mademoiselle ?

— Non… non… La jeune fille pensa à Paul et reprit rougissante : Oui, c’était pourtant aussi mon frère… Oui… Où est-il ?…

— Il est déjà enterré, dit la religieuse à voix basse.

— Déjà ! Et moi qui venais lui rendre visite. Comment se fait-il qu’il est mort si vite ?

— La fièvre l’a tué… Vous appelleriez-vous, Berthe, par hasard ?

— Oui, sœur…

— Il vous a appelé dans son délire ainsi que sa mère…

— Le malheureux, il m’attendait ! J’aurais dû venir ce matin.

— C’eut été trop tard. Antoine est mort hier soir… Nous avons gardé ce qu’il avait sur lui, puis-je vous le confier ?…

La religieuse conduisit le trio dans une chambre contiguë… et montra un porte-monnaie, un portefeuille, une montre et une bague… la bague de Berthe.

C’étaient les seuls objets qui le rappelaient encore à la mémoire, pendant qu’il reposait pour toujours dans la tombe…

C’était un entre mille.

Au moment où le trio s’en alla tout ému, on introduisait à l’ambulance une vingtaine de blessés, des jeunes gens, d’aucuns en syncope, d’autres les yeux largement ouverts et les fixant implorants sur la tante Julie, de sorte que la bonne dame, songeant à son fils de la levée de 1914, éclata en sanglots. Oh, Léon, dit-elle, toi qu’on prépare à cette guerre cruelle… Un sort analogue t’est peut-être réservé…

Un soldat avait succombé en cours de route. On introduisait son cadavre…

L’oncle Charles essuya une larme, maudissant l’Allemagne qui faisait impitoyablement couler notre sang, qui plongeait la Belgique dans un deuil atroce.

Une auto s’amenait dans la rue. Tous les passants s’arrêtèrent. Les hommes se découvrirent ; des femmes agitèrent des mouchoirs en pleurant…

C’était la Reine des Belges, l’ange de la miséricorde qui portait le sceau sacré de la croix rouge sur sa coiffe blanche. L’auto s’arrêta devant l’ambulance, et celle qu’on avait brutalement chassée de son palais, entra doucement dans l’hôpital pour consoler les blessés et les mourants qui avaient bravé le danger avec son époux.

Berthe sanglotait d’émotion…

— La Reine donne l’exemple, dit-elle… Oh, il faut que je parle bien vite à Paul et j’entreprendrai immédiatement cette œuvre de miséricorde.

Ni l’oncle ni la tante Julie ne firent plus d’objection ; l’apparition de la Reine les avait profondément impressionnés.

— Je suis content que Léon est à la guerre… C’est son devoir, dit M. Lievens avec conviction.

Accompagnée de son oncle et de sa tante, Berthe se rendit au cimetière. Elle y chercha pendant quelque temps… La terre s’y était bien souvent ouverte et refermée ces derniers jours. Elle trouva enfin la petite croix au nom d’Antoine Deraedt, le brave soldat, l’héros obscur tombé au champ d’honneur, et le trio s’agenouilla en priant.

Des mères, des sœurs, des fiancées erraient sur ce champ de morts, cherchant le nom d’un être qui leur fut cher…