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rendrons les derniers honneurs à votre père.

— Non, non, je veux aider à la tâche… La fosse, est-elle prête ?… Et le cercueil est-là ?…

— Oui…

— Allons alors…

La jeune fille jeta un dernier regard sur la figure du défunt et épingla le drap.

— Je vous aiderai, dit-elle au prêtre, je serai forte… C’est mon devoir, c’est mon devoir filial. Papa fut toujours si bon pour moi… Venez…

On apporta le cercueil dans la chambre. Berthe se laissa alors tomber à genoux devant le canapé et enfouit sa tête dans un coussin, cependant que son corps était agité par des soubresauts.

Elle ne pleurait plus, elle hurlait.

Le religieux fit un signe à son aide. Ils déposèrent vivement le mort dans le cercueil et le portèrent au jardin.

— Nous n’avons pas de cordes, dit le croque-mort.

— Laissons glisser lentement… oui, ainsi, murmura le prêtre. Hâtons-nous qu’elle ne voie rien.

Mais Berthe arrivait déjà.

— Laissez-moi vous aider, dit-elle… Pauvre papa, je dois donc te quitter ?

— Je réciterai les prières, dit le religieux.

Ce fut une scène poignante au milieu du jardin qui témoignait encore d’une riche nature et qui faisait merveille avec sa profusion de fleurs cependant que le canon tonnait et crachait la mitraille.

Berthe cueillit une brassée de fleurs et les laissa doucement choir dans la fosse, c’était le dernier témoignage de son amour filial.

Requiescat in pace, dit le prêtre en terminant son oraison.

Il voulut conduire la jeune fille à l’intérieur de la maison.

Elle ne pouvait pas assister à l’ultime besogne, le comblement de la fosse.

Berthe se laissa emmener comme un enfant. Rentrée dans sa chambre, elle tomba comme une masse sur le canapé, et rompue de douleur, elle éclata en sanglots.

Le civil s’en alla et le religieux emplit le tombeau de terre molle.

Au moyen de deux planchettes il confectionna une croix, la planta sur le tertre et s’agenouilla pour réciter une dernière prière, après quoi il rentra dans la maison.

— Consolez-vous, mademoiselle, votre père est aux cieux, dit-il… Il mourut en martyre… Reposez-vous un peu maintenant, mais descendez plutôt à la cave.

— Je ne crains rien, mon père… et ne me préoccupe plus des bombes.

— Songez à M. Verhoef…

— Mon Dieu, oui… Paul… Oh, s’il était ici !

— Allez à la cave… et je vous conduirai tantôt hors de la ville, dès que le bombardement aura cessé… Venez maintenant…

Berthe obéissante, ou plutôt, n’ayant plus aucune volonté, se laissa emmener…

Mais Pélagie revint…

Elle était toute honteuse.

— Mademoiselle Berthe, dit-elle à voix basse, j’ai fauté en fuyant, mais j’étais folle de peur. Je ne savais plus ce que je faisais… J’ai couru jusqu’au Haut-Pont. Mais me voici de retour.

— Oh, Pélagie… mon papa… que c’est cruel.

— Où repose monsieur ?

— Nous l’avons déjà enterré… dans le jardin, Pélagie.

— Et moi qui me suis enfuie. Quelle journée ! Tous ces incidents se sont succédés avec une telle rapidité. Pauvre maître, il était si bon, si affable.

Le religieux était heureux que Berthe avait cette nouvelle compagne.

— Je reviendrai tantôt pour vous aider, dit-il en quittant vivement la chambre.

Berthe passa du calme à une nervosité saturée pour se plonger après dans une violente crise de larmes qui la calma à nouveau.

Le prêtre revint dans le courant de l’après midi.

— Votre douleur s’est un peu atténuée, dit-il. Partons maintenant.

— Partir ! dit Berthe toute attristée…

Il y a quelques jours elle suppliait son père de quitter la ville et maintenant elle était alarmée en présence de cette expectative.

Elle éprouvait un chagrin cuisant à devoir se séparer de son père.

— Oui, partons, dit Pélagie. Dixmude n’est plus qu’un enfer. Fuyons à Oostkerke chez votre cousine et nous verrons ce qui nous reste à faire.

Et Berthe partit, soutenue par le religieux et la servante. Elle vacillait comme un enfant.

Elle ne voyait rien… son œil était hagard et vitreux. Ni les ruines, ni les incendies, ni les fuyards ne l’impressionnaient.

Elle ne parlait pas. De temps à autre elle prononçait le nom de son père et c’est ainsi qu’elle quitta sa ville natale.

Le temps n’était pas bien loin que, toute gaie, elle franchit le même pont en bicyclette.

Le pont de l’Yser était devenu la limite d’une ville angoissante de l’Yser où la mort triomphait et où la destruction ne se lassait pas de sa tâche infâme.

Le calme ne dura pas longtemps. L’airain cracha à nouveau la mitraille… Le même soir la maison de M. Lievens s’effondrait et un tas de décombres couvrit le trésor d’antiquités pour lequel l’infortuné M. Lievens sacrifia sa vie.

Et il ne fut pas le seul qui succomba dans des circonstances analogues, car ils sont nom-