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— Ici en ville, chez mon oncle Théodore… et je venais vous demander de m’héberger chez vous.

— Mais certainement, mon enfant… Beaucoup de personnes ont également fui, ici, à Bruges, dans la crainte de batailles éventuelles… Mais on n’a tiré qu’un seul coup de canon en dehors de l’enceinte… Un Allemand a été tué. Mais la bataille a dû faire rage dans ta paroisse !

— Je suis heureuse que ni papa, ni maman en aient été témoins…

— Et quand as-tu quitté Beerst ? demanda Deraedt à la jeune fille…

— Avant-hier soir… Je suis restée chez ces connaissances jusqu’à ce matin et j’ai pris alors la route de Bruges, qui me présentait plus de sécurité.

— Tu as bien fait, ma fille, et tu resteras ici :

— Mais où reste donc Séraphine ! dit Deraedt.

— Patiente encore un peu… Elle sera peut-être ici, demain…

— Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé un accident…

— On ne se bat pas de ce côté…

— Non, mais ces Allemands sont peu recommandables…

— Ceux qui étaient chez nous étaient de viles brutes, d’infâmes bandits…

Deraedt manifesta le désir d’aller se coucher et il se mit au lit, mais son sommeil fut troublé et fiévreux.

Une foule de visions angoissantes lui excitèrent l’esprit ; il voyait les blessés à l’ambulance, entendait des gémissements dans le chariot qu’il conduisait, ou bien c’était son fils Antoine qui appelait au secours… Il reconnaissait sa femme, le péril la menaçait, il voulait s’élancer vers elle et il était figé sur place…

Il passa ainsi la nuit sans cesse tourmenté par d’épouvantables cauchemars ! Il se leva de grand matin plus fatigué que la veille. Il devait retourner à Ghistel avec son chariot.

— Je n’irai pas ; dit-il. Je me cacherai ici… Je ne sais d’ailleurs pas marcher. Je sens que si je dois encore faire un tel trajet, j’en mourrai…

Après avoir passé toute l’avant-midi dans des transes mortelles par rapport à sa femme qui ne venait pas, le malheureux fermier, malade, dut s’aliter.

La cousine Mélanie alla quérir le médecin.

— Il a une forte fièvre, dit-elle. Il lui faut un repos absolu.

Il écouta le récit détaillé de la femme à propos de Deraedt et dit :

— Cela ne m’étonne pas que la fièvre l’ait abattu. Veillez maintenant à ce que son repos ne soit pas troublé…

Le malade était pourtant très agité. Il appelait sa femme et son fils dans son délire, plaignait les blessés, croyait être à nouveau à la ferme ou marchant à côté de son chariot.

La journée s’écoula, mais la femme Deraedt n’arriva pas.

Des troupes et des autos passaient sans interruption par les rues de Bruges. La ville était secouée par le bourdonnement du canon et des aviateurs anglais jetaient des bombes autour de la station pour faire exploser les dépôts de benzine des Allemands.

La circulation aux environs et avec la Hollande était encore libre. Des fuyards de la région de l’Yser et de Roulers s’empressaient de franchir la frontière. C’était un exode intense d’hommes chargés de fardeaux, de femmes pleurantes, d’enfants fatigués, d’infortunés chassés de leurs biens, maintenant que la guerre était déchaînée dans la Flandre occidentale.

Deraedt était devenu un peu plus calme et dormait d’un profond sommeil.

La cousine Mélanie et Louise se relayèrent pour veiller à son chevet.

On en était au troisième jour de la fuite et la fermière Deraedt ne donnait pas encore signe de vie.

Où pouvait-elle être ?

On posait et reposait la question mais nul changement n’intervenait et on s’inquiétait davantage.

On éprouvait une foule de difficultés pour encourager le malade lorsqu’il appelait sa femme.

Le quatrième jour, dans le courant de la soirée, l’épouse Deraedt s’emmena.

— Dieu soit loué ! clama Mélanie, pleurant de joie.

— Où est mon mari ? demanda la fermière.

— Il est ici.

— Dieu soit loué !

— L’entends-tu… ne t’effraye pas car il est un peu malade.

— Blessé ?

— Non, non. Il est exténué de fatigue.

— Je suis malade aussi. En voilà des tribulations.

Deraedt s’était assis dans son lit.

— Tu es là… tu es vraiment là ? demanda-t-il tout ému. Oh, je suis heureux cette fois et toutes mes souffrances endurées se dissipent à présent.

La fermière était harassée. Elle narra pourtant ses mésaventures… elle ne pouvait garder le silence… elle devait soulager son cœur.

Lorsque nous fûmes séparés, dit-elle, un soldat nous accompagna. C’était un homme compatissant qui plaignait les fuyards. Il porta nos paquets et lorsque nous fûmes en dehors de la zone dangereuse, il nous souhaita bon voyage. Il n’en fut rien, pourtant. Nous allâmes jusqu’à Vladsloo où nous fûmes arrêtés par des militaires qui nous enfermèrent dans une petite maison. Nous étions là 35 personnes, hommes, femmes et enfants, enfermés dans une petite chambre, où il n’y avait quasi pas de ventilation. Nous y restâmes pendant trois jours.