Page:Hans - À L'Yser, 1919.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 52 —

Craignant peut-être qu’une parcelle du magique spectacle puisse lui échapper, il se dresse pour mieux voir, s’appuie au rebord du fossé, découvre son buste où bat un cœur vaillant, insouciant des balles qui sifflent autour de lui. Les yeux écarquillés, muet d’admiration, il suit du regard les flammes pourpres qui font à sa patrie un horizon rutilant. Il est immobile et l’on dirait qu’il rêve. Inquiet de son silence, quelqu’un s’est approché de lui et le secoue. Alors, pauvre chose inerte, le corps du jovial garçon s’écroule dans la vase du fossé. Une balle en plein cœur avait fait taire pour toujours la voix chantante et joyeuse du petit chasseur de vingt ans…

La matinée du dimanche 25 octobre fut désespérante et lugubre. Rien à manger, rien à boire. Car si les Allemands, épuisés, n’attaquaient plus, leur artillerie, en revanche, barrait de ses feux implacables toute la zone découverte par où les ravitaillements auraient pu s’opérer. Nos hommes, exténués, n’avaient plus même la force de se plaindre. Ils savaient seulement qu’un ordre obstiné les contraignait à se faire tuer sur place, demeuraient à leur poste. Quand une rafale de mitraille semait la mort parmi eux, des chasseurs murmuraient simplement, en regardant leurs compagnons qui venaient de rendre l’âme : « Ils ont fini de souffrir ! »

Dans la grange et dans l’étable de la petite ferme, où s’abritait toujours l’état-major du régiment, s’entassaient les blessés, pour la plupart gravement atteints par les éclats d’obus, et qu’on avait amenés là, Dieu sait comment ! Impossible de songer à les évacuer vers l’arrière, dans la fournaise. Le médecin, l’aumônier et le personnel infirmier prodiguaient à toute cette souffrance leurs soins inlassables, impuissants cependant à secourir complètement tant d’affreuse misère.

Le capitaine Smets, atteint d’une balle dans la joue, se dévouait encore à soigner les autres. Le sous-lieutenant auxiliaire Calonne, un brave venu lui aussi de la gendarmerie, s’était traîné jusqu’au poste, les deux cuisses traversées par une balle, refusant l’aide généreuse du lieutenant porte-drapeau Dengis qui s’était offert à le transporter sur son dos,

— Non, laissez-moi, avait-il déclaré, c’est assez d’un seul ; vous n’avez pas le droit de vous faire tuer pour moi.

Et maîtrisant ses douleurs, l’héroïque officier, perdant son sang à chaque pas, parcourut seul l’horrible calvaire, pour venir enfin s’affaler à bout de forces dans la cour de la petite ferme, réclamant seulement une botte de paille pour lui servir de siège. Plus heureux que lui, le lieutenant Dengis rejoignit plus tard l’état-major, n’ayant qu’un pan de sa capote déchiré par un éclat d’obus.

Vers le soir, comme une pluie fine et froide s’était mise à tomber, glaçant tout le monde de son humidité pénétrante, on se résolut à faire un peu de feu ; et pour apaiser la soif des agonissant torturés par la fièvre, on fit bouillir l’eau stagnante des ruisseaux…

Une lassitude effrayante s’était abattue sur chacun, étreignant les esprits d’un douloureux étau. Tout espoir semblait abandonné de jamais sortir vivant de cet enfer. Comme pour rendre plus obsédante encore cette pensée désolante, un délégué vint, à ce moment, annoncer au major Leblanc que le major Delbauve avait été tué la veille à Pervyse et que son unité était quasiment anéantie…

Dans les tranchées là-bas, ce qui subsistait encore des deux autres bataillons passait une nouvelle nuit de supplice, mourant de faim, de soif et de froid, les hommes trempés jusqu’aux os par la pluie persistante.

L’aube du 20 éclaira des faces blêmes où seuls brillaient encore des yeux de fièvre braqués sur l’ennemi, dont l’activité soudaine se manifestait inquiétante. On pouvait l’apercevoir, qui fébrilement œuvrait dans les fermes ruinées Den Toren et Vandewoude.

S’étant découvert pour mieux observer ce qui se préparait, le lieutenant Stouthuizen s’abattit,