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— Je crois qu’on peut nous laisser mourir ici, sans aller plus loin, gémit un jeune sergent que la fièvre fait claquer des dents. Près de lui, deux petits chasseurs sanglotent plaintivement, durant que des brancardiers, qui sont allés quérir un volet dans les décombres d’une ferme en ruines, y déposent le corps presque exsangue du capitaine Deudon, dont une balle a perforé la poitrine de part en part et l’emportent pieusement.

Cet officier, vaillant entre tous, mourait en Angleterre quelques jours plus tard.

Vu l’impossibilité de poursuivre davantage le mouvement, le major Leblanc et ses adjoints s’installèrent à quelque distance derrière la ligne des chasseurs, dans la petite ferme qu’on aperçoit au nord de Oud Stuyvekenskerke, immédiatement à l’est du ruisseau De Vliet.

Le bombardement persistant menaçait à tout instant de les ensevelir dans ce fragile abri déjà écorné par les obus. Entre eux et leurs troupes s’étendait un terrain criblé par la mitraille. Derrière eux, le seul passage permettant d’accéder au chemin pavé réunissant Stuyvekenskerke à Oud-Stuyvekenskerke consistait en un ponceau jeté sur le ruisseau profond.

C’est par là que devaient donc s’établir toutes les relations avec l’arrière, comme avec les troupes voisines auxquelles il importait fort de se lier avant la tombée du jour. Car leur progression avait en quelque sorte isolé les chasseurs, et de part et d’autre de leurs emplacements, des trouées s’étaient formées dans la ligne générale de bataille, par où des groupes d’Allemands poussaient des reconnaissances hardies. S’avançant jusqu’à 300 ou 400 mètres du ruisseau De Vliet, les éclaireurs ennemis dirigeaient leur fusillade sur le pont, exposé déjà aux continuelles explosions des obus et des shrapnells.

Aussi, parmi les agents de liaison qui, pour accomplir leur périlleuse mission, devaient emprunter ce passage, plus d’un tomba, frappé à mort ou dangereusement blessé. Un des brancardiers qui ramenaient les victimes dans les dépendances de la ferme où un poste de secours avait été improvisé, découvrit, pour désigner le ponceau dont on parle encore au régiment, et d’où s’étaient élevés tant de râles étouffés et de plaintes douloureuses, cette appellation plutôt macabre : le Pont des Soupirs

Ravitailler les hommes en vivres et en cartouches fut un prodige irréalisable ; car ce qu’on put leur apporter ne comptait guère. Ordre fut donc donné d’économiser les munitions qui se faisaient rares et de prendre patience.

Ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe dans leurs fossés faisant office de tranchées, le ventre creux, claquant la fièvre, grelottant de froid sous leurs loques glorieuses, les chasseurs passèrent la nuit face à l’ennemi, dans le tragique et somptueux décor des incendies multipliés.

Sur leur droite, au loin, Dixmude achevait de se consumer, et le petit bourg de Caeskerke flambait lugubrement, la tour de son église embrasée jaillissant


comme une torche au-dessus des humbles demeures dévorées par le feu. Plus près et jusque devant eux, l’Yser charriait les torrents de fumée noire vomis par le pétrole enflammé que les tanks de la borne 16 déversaient dans le fleuve. Dérivé vers le ruisseau De Vliet, un même courant d’épaisse fumée s’avançait lourdement derrière les chasseurs, éclairé par les lueurs d’Oud-Stuyvekenskerke incendié à son tour. À leur gauche enfin, Stuyvekenskerke et Pervyse, se tordant dans les flammes, achevaient de tracer autour des bataillons héroïques et crevant de misère, un gigantesque cercle de feu et de mort.

Des râles d’agonisants se mêlant aux gémissements des blessés, le crépitement brusque de quelque fusillade scandée par le vacarme des explosions d’obus et l’aboiement intermittent de nos canons, achevaient d’imprimer au féerique spectacle une horreur tragique incomparable. Néron, contemplant Rome en feu, ne put repaître ses yeux de plus terrifiante splendeur.

Ébloui, un soldat, — ce même petit Liégeois dont l’inaltérable gaieté entretenait la bonne humeur de ses compagnons — regarde de tous ses yeux, émerveillé en dépit de l’angoisse qui l’étreint. Son âme d’enfant reparaissant sous la rude écorce façonnée par les âpres batailles, il voudrait battre des mains et naïvement murmure : « C’est encore plus beau qu’au cinéma !. »