Page:Hans - À L'Yser, 1919.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 50 —

Chaque unité, dès lors, progressa comme elle put, de sa propre initiative, guidée par cet ordre unique, mais impérieux : En avant ! Et ce fut superbe de les voir, profitant du moindre abri offert par ce terrain désespérément plat, bondir par petits groupes, ou ramper dans la boue, ou s’accroupir dans les fossés humides, pour faire le coup de feu.

Morts et blessés tombaient par dizaines ; de temps à autre un obus bien réglé projetait en l’air les débris d’une escouade entière ; les rangs fondaient à chaque pas ; les chasseurs progressaient quand même. Une énergie surhumaine leur avait rendu des forces insoupçonnées. Voyant ses voisins hésiter à se relever sous la violence du feu infernal, le soldat Barbaix, de la compagnie Delmotte, soudain se redresse et s’élance en hurlant, à tue-tête « Allez, les Wallons, en avant… ! » Et son exemple est si entraînant que, tel un ressort qui se détend, toute la ligne subitement se lève et pousse de l’avant d’un bond irrésistible.

On entendait les blessés encourager leurs compagnons et refuser de se laisser évacuer pour ne pas distraire un homme de la ligne de combat. Un peu pâle, mais souriant encore, le bras droit en écharpe, — une balle venait de lui traverser l’épaule, — le lieutenant Garnir s’en revenait, disant à ceux qui l’interrogeaient :

« Ne vous occupez pas de moi ; ça va très bien ; encore un petit effort ; les Boches vont lâcher pied ».

Et, tout seul, il s’achemina vers le poste de secours où le Dr  Dupont et l’abbé Van Riet prodiguaient aux blessés leurs soins infatigables.

Vers 11 heures, les chasseurs atteignaient la lisière occidentale de Oud-Stuyvekenskerke.

La 3/11, déployée dans un petit fossé, n’était plus qu’à 70 mètres de l’église. S’adressant au commandant Delmotte, le soldat Meskens, un rude Flamand, lui dit tout à coup : « Mon commandant — il doit y avoir des Boches dans la tour, laissez-moi aller voir ! » Il insistait tellement, que son chef, d’abord hésitant, fit droit à sa demande. Et le brave Meskens s’en alla tout seul, le fusil chargé, baïonnette au canon, sans souci des balles qui sifflaient autour de lui. Il trouva la porte de l’église fermée, tenta vainement de l’ouvrir, et dut revenir sans avoir pu visiter la tour, n’échappant que par miracle à la mort bravement affrontée.

Entre temps des maisons toujours occupées, mitrailleuses et fusils ennemis continuaient de vomir la mort. Rivés au sol, nos braves luttaient toujours, encouragés par les progrès que réalisaient à leur droite lignards et fusiliers marins. Alors, sous cet effort convergent, les Allemands tout à coup refluèrent : Oud-Stuyvekenskerke était à nous.

Le succès, hélas ! avait coûté cher aux deux bataillons du major Leblanc. En moins de deux heures, 300 hommes et 13 officiers avaient été mis hors de combat. Le commandant Dupuis venait de tomber, frappé à la tête de son bataillon qu’il avait exhorté jusqu’au bout, par son stoïque exemple, à rester digne de l’éblouissant courage déployé à Dixmude pendant trois journées infernales. Blessé également, le capitaine Favier s’était vu contraint, la mort dans l’âme, de quitter sa compagnie vaillante. Sérieusement atteints, les sous-lieutenants auxiliaires Uyteraeghen et Storms, venus de la gendarmerie, devaient se faire évacuer. Enfin quelques hommes emportaient le sous-lieutenant Dupierreux qui râlait, le flanc ouvert par un éclat d’obus, et devait expier le lendemain, après de longues heures d’indéfinissables souffrances.

Privées pour la plupart de leurs chefs, leurs cadres et leurs effectifs terriblement réduits déjà, les unités avaient besoin d’être reprises en mains pour persévérer dans l’effort qu’il leur restait à accomplir. Or, à ce moment critique, l’ennemi, qui avait dû évacuer Oud-Stuyvekenskerke, fit soudain converger sur le malheureux village, aux trois quarts anéanti, le feu de ses grosses pièces. La tour massive de l’église, demeurée debout jusqu’alors, s’effrita sous le choc des obus monstrueux et ne fut bientôt plus qu’une mince aiguille.

Ce qu’il fallut aux quelques officiers encore valides, d’énergie, de courage et de sublime vaillance pour rassembler leurs hommes épuisés, leur faire contourner le village à l’ouest et les porter en avant vers la ferme Vandewoude, seuls ceux qui ont vécu ces heures tragiques pourraient le dire. Leur attitude résolue réalisa pourtant ce miracle. Et les chasseurs gagnèrent du terrain vers l’est, sous la mitraille de plus en plus meurtrière, durant que nos canons rageurs lançaient leurs bordées sur les points d’appui vers où l’ennemi avait reculé.

Dans ce mouvement, les bataillons du major Leblanc se lièrent à leur gauche au 10e de ligne et à un régiment français arrivé en renfort. De voir les fantassins alliés bondir comme eux et les soutenir, un regain de courage anima les nôtres. La petite rivière De Vliet franchie, les chasseurs, pas à pas, progressèrent à travers le terrain fangeux, coupé d’innombrables ruisseaux, et parvinrent ainsi jusqu’à 600 mètres environ de la ferme Vandewoude, où, leur élan cette fois se brisa contre le feu implacable qui achevait de les décimer.

Les hommes n’en pouvaient plus. Ils se battaient maintenant depuis quatre jours sans répit et presque sans nourriture. L’avance dans ce sol gluant, où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles, les avait à ce point rompus de fatigue, qu’ils s’étaient écroulés dans les petits fossés boueux qui leur devaient servir de tranchées, incapables même de tirer encore un coup à fusil. Le soir d’ailleurs commençait à tomber ; le but principal était atteint, puisque les Allemands avaient dû reculer jusqu’aux rives mêmes de l’Yser.