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Derrière nos chasseurs, le spectacle de Dixmude en feu prenait une grandeur tragique incomparable. L’incendie s’était propagé à la ville entière ; de nouveaux bûchers, à tout instant, ajoutaient leurs rouges clartés à celles des brasiers voisins, et de partout montaient, dans un torrent de fumée noire pailletée d’étincelles fulgurantes, les flammes énormes à la lueur desquelles se détachaient, tels des moignons dressés vers le ciel pour implorer la pitié, les restes mutilés de ces antiques joyaux : l’Hôtel de Ville et l’église de Dixmude.

Grâce aux précautions mises en œuvre pour éventer les surprises, la nuit se passa dans un calme relatif. Le bombardement s’était apaisé. De temps en temps seulement, un obus passait dans un long roulement que le demi-silence nocturne amplifiait sinistrement, et allait d’un nouveau coup de massue abattre quelque ruine dans la ville en cendres. Puis survenait une accalmie qui rompait tout à coup le crépitement d’une fusillade enragée dirigée contre un objectif soudainement dévoilé.

C’est au début de cette nuit lugubre que, par une ruse perfide, heureusement déjouée, un groupe d’Allemands avait pu s’approcher des tranchées de la 2e compagnie. On en aperçut quelques-uns, munis de lanternes, qui s’avançaient à découvert, et criaient :

— Belges, ne tirez pas, ayez pitié des blessés que nous venons ramasser.

Les nôtres, aux aguets, se méfiaient cependant. Bien leur en prit, car subitement le feu nourri d’une mitrailleuse déchira le silence. La riposte ajustée des chasseurs l’obligea vite à se taire. Vers 11 heures du soir, une tentative d’attaque fut immédiatement enrayée par notre tir meurtrier. L’ennemi n’insista plus ; ses troupes manifestaient des signes évidents de lassitude.

Mais le calvaire des chasseurs n’était pas terminé. Transis de froid, souffrant de plus en plus de faim et de soif, ils avaient vu se lever l’aube du 23 octobre, se demandant avec angoisse ce qu’allait leur réserver cette journée nouvelle. Ils ne tardèrent pas à l’apprendre. Dès 8 heures, une canonnade, dont l’intensité s’exaspéra en véritable fureur, ébranla l’atmosphère. Et par centaines, en avalanche, les obus de tous calibres s’abattirent à nouveau sur les tranchées du bataillon Dupuis, avec une précision terrifiante. Émiettés, les parapets s’effondraient comme sous l’effet d’un cataclysme. Éclatant dans les tranchées mêmes, des projectiles broyaient des groupes d’hommes et projetaient au loin des corps déchiquetés ; des cadavres inhumés la veille étaient déterrés par la violence des explosions et venaient retomber parmi les survivants que l’épouvante accablait peu à peu.

Constatant la situation effrayante faite à ses hommes, le major Lefèvre avait dû demander qu’on les fit relever sans tarder. En attendant, pour soutenir leur courage, il se rendit personnellement aux tranchées. C’est alors qu’un obus éclatant près de lui, comme il parcourait la route d’Eessen, l’atteignit de dix-sept éclats.

Blessé en un moment aussi critique, le vaillant chef n’eut cependant qu’un souci : « Pourvu qu’ils tiennent ! » Il commandait heureusement à des hommes dignes de sa propre bravoure, et ses admirables petits chasseurs tinrent bon en dépit des souffrances et des pertes, durant toute la journée encore du 23 octobre.

Car c’est seulement quand, avec la venue de l’obscurité, la canonnade faiblit, qu’il fut possible aux lignards de la brigade Meiser de relever les compagnies de chasseurs. Elles comptaient, les vaillantes, soixante heures de tranchées consécutives qui s’étaient terminées dans un véritable supplice. Supplice de la faim et de la soif torturant des soldats grelottant de fièvre, subissant toutes les affres d’un bombardement d’indescriptible violence. Ils sortaient de cet enfer horriblement meurtris, maculés de boue et de sang, vêtus d’uniformes en loques ; mais ils n’avaient pas lâché pied d’une semelle. Et telles qu’ils les occupèrent le matin du 21, telles ils remirent à leurs successeurs, le soir du 23, les positions qu’ils avaient reçu mission de tenir, au besoin jusqu’à la mort.

Nos chasseurs, fourbus, crottés, malades d’épuisement, atteignirent Oostkerke bien tard dans la soirée. Ils y retrouvèrent les compagnies du bataillon Leblanc qui, le même soir, avaient été relevées dans les tranchées de Keysershoek. Au cantonnement il leur fut enfin possible, heureusement, de se ravitailler quelque peu ; on leur annonça, de plus, qu’en récompense de leur belle vaillance, et pour dissiper leurs cruelles fatigues, quarante-huit heures de repos leur allaient être accordées. Alors, la conscience sereine, l’estomac criant moins famine, tout à la joie de penser qu’il leur était permis de dormir enfin tout leur saoul, nos braves petits soldats s’étendirent sur la paille de leurs logements, où un sommeil de plomb bientôt les terrassa.

Nos chasseurs se croyaient presque au bout de leurs peines. Dès l’aube du lendemain, pourtant, on allait devoir exiger d’eux de nouveaux et terribles sacrifices, et les jeter encore en pleins fournaise, trois jours durant.

La mise hors de combat du major Lefèvre avait conféré au major Leblanc la charge glorieuse de commander le groupement reformé à Oostkerke par les 2e st 3e bataillons, dont les hommes, aux premières heures du samedi 24 octobre, furent tirés de leur lourd sommeil, par le fracas de la canonnade. Celle-ci faisait rage à nouveau au nord de Dixmude.

Des nouvelles alarmantes ne tardèrent pas à circuler dans les cantonnements, où nos chasseurs s’occupaient de remettre un peu d’ordre dans leur équipement délabré et renouvelaient leurs provisions de cartouches. Le bruit courait que les Allemands avaient franchi l’Yser, en flots de plus en plus pressés et que les nôtres, épuisés, étaient incapables de les arrêter davantage.