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déjà oublié, des mutilés échappés par miracle à la plus horrible des morts, auront retrouvé toute leur force d’âme, et, dans la joie de se sentir encore vivants, se souviendront presque en riant de la terrible aventure.

Le sergent Van de Weyer, un des adjoints du major Leblanc, qui, gravement blessé au bras droit, dut subir l’amputation de ce membre, écrivait d’Angleterre où il fut évacué, à l’un de ses camarades de garde aux tranchées de l’Yser :

« Ne sois pas trop étonné de ne pas reconnaître mon écriture. J’écris de la main gauche et n’ai pas encore l’habitude. Car je dois te dire que je suis amputé du bras droit. C’est à la suite de l’accident qui m’est arrivé à Dixmude, le jour, tu t’en souviendras, où un tramway[1] a déraillé dans la place principale de l’Hôtel de Ville. Mais j’ai eu de la chance, je m’en suis tiré avec un bras de moins. Aussi, je me porte à merveille et j’espère vous revoir tous bientôt en bonne santé… »

Un tramway, dira en matière de conclusion le petit chasseur qui lit tout haut la lettre de l’absent et frissonne encore au souvenir de l’affreuse journée, le sergent aurait bien pu dire un train-bloc !

Moins tragique qu’à l’Hôtel de Ville la situation n’en était pas moins tendue au sud-est de la tête de pont, où nos chasseurs occupaient les tranchées du secteur tracé entre les routes d’Eessen et Woumen. Un bombardement continu et systématique, de front et de flanc, criblait d’obus les emplacements à peine protégés, que l’ordre reçu au moment de la relève enjoignait de tenir à tout prix.

Dès le début de l’après-midi du 21 octobre, une première attaque de l’infanterie ennemie, débouchant d’Eessen, était venue se heurter à la résistance de la 2e compagnie du bataillon Dupuis. La fusillade ajustée des petits chasseurs, le tir bien réglé de nos canons et quelques rafales meurtrières des mitrailleuses qui balayaient la route, eurent tôt fait de faucher les Allemands, à tel point que leur insistance fut promptement lassée. Si bien que le lieutenant Poignard, le jeune et vaillant adjoint du commandant Dupuis, qui, au moment de l’attaque, s’était porté sur les lieux pour se rendre compte de la situation, put bientôt déclarer à son chef :

« Nos hommes sont magnifiques, mon commandant, et les Boches ont pris quelque chose pour leur rhume ! »

Mais ce n’était qu’un lever de rideau, si l’on peut dire. L’intensité persistante de la canonnade, la prodigalité avec laquelle pleuvaient les obus de tous calibres, particulièrement dans le voisinage du cimetière, les mouvements de troupes qu’on devinait, tout faisait prévoir pour bientôt un assaut furibond.

Terrés au fond de leurs petites tranchées, les hommes s’abritaient de leur mieux contre la violence du bombardement. Malgré tout, un obus broyait de temps à l’autre un groupe de défenseurs. Nul ne pouvait songer, ni chez les chasseurs, ni dans la compagnie de fusiliers marins intercalée dans leur ligne, à faire utilement le coup de feu contre les innombrables patrouilles ennemies qui circulaient dans les parages des routes de Woumen et de Clercken.

À la tombée du jour, la canonnade faiblit. En revanche, une vive fusillade provoqua le recul des petits postes audacieusement détachés au delà du cimetière. L’attaque, bientôt, se dessina violente et acharnée contre ce point d’appui, défendu par la compagnie Deudon que soutenait sur sa gauche une compagnie de marins avec des mitrailleuses. L’offensive allemande, en même temps, se propagea vers le nord, contre tout le front tenu par le bataillon Dupuis.

Elle atteignit sa pleine intensité vers 11 heures du soir. Accrochés à leurs tranchées à demi démolies, luttant un contre trois depuis plusieurs heures, chasseurs et marins tenaient bon partout. Assauts sur assauts avaient été repoussés par le seul effet d’un feu infernal, qui chaque fois avait brisé les vagues assaillantes à quelques mètres à peine des défenseurs.

Les fusées lumineuses lancées par l’ennemi éclairaient devant nos positions un indescriptible champ de carnage, d’où montaient en lamentations déchirantes les plaintes des blessés allemands.

Et les nôtres tiraient toujours, comme pris d’une frénésie de tuerie, le canon du fusil leur brûlant les mains, ramassant les armes des morts et des blessés pour remplacer celles qui surmenées, refusaient de fonctionner davantage.

En toute hâte, assailli par les demandes de ses sous-ordres, le commandant Dupuis griffonnait à l’adresse de son chef de corps, le major Lefèvre, le billet suivant :

« Mon bataillon subit des assauts incessants ; on tient et l’on tiendra quand même. Mais, de grâce, envoyez des cartouches, et encore des cartouches ! »

Outre celles qu’ils portaient sur eux, les chasseurs brûlèrent cette nuit-là les munitions de sept caissons, soit une moyenne de 400 cartouches par homme.

À certain moment, pourtant, dans une poussée désespérée, l’ennemi hurlant ses Hoch ! délirants, était parvenu jusqu’au parapet même de quelques tranchées. Et ce fut dans la nuit profonde une lutte effroyable à coups de crosse et de baïonnette. En un point seulement, les défenseurs, écrasés par le nombre et à bout de

  1. Il faut savoir que le bruit caractéristique produit pendant leur course par les gros obus (21, 28, etc.) et tout pareil à celui du roulement des trains, a fait donner à ces projectiles les dénominations bizarres de « tramway » et « train-bloc ».