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liaison avec les troupes qui, à sa droite, supportaient stoïquement le principal effort des Allemands. Un bombardement incessant, d’une violence exaspérée, priva le bataillon, pendant ces deux jours, de toute relation avec l’arrière. Il se sentait isolé du reste du monde ; tapis au fond de leurs petites tranchées, les hommes semblaient attendre que la mort vînt les arracher à leur supplice. Devant eux, à 500 mètres à peine, une mitrailleuse pétaradait dès qu’une tête se hissait au-dessus du parapet.

Depuis une semaine, le bataillon n’avait eu, nuit et jour, d’autre abri que les tranchées boueuses où il avait vécu sous la mitraille, exposé à toutes les intempéries, souffrant de la faim et de la soif, n’ayant pour se désaltérer que l’eau douteuse croupissant dans les fossés vaseux. Autour de lui, tout n’était plus que ruine et désolation. Pervyse, particulièrement visé, s’émiettait littéralement sous le choc des obus s’acharnant avec une rage croissante contre l’humble village. Nulle part, peut-être, l’action furibonde et dévastatrice des Allemands ne s’exerça plus persistante et plus profonde. Un officier français, qui avait vécu la bataille de la Marne et qui fut à Pervyse aux heures que nous évoquons, put dire au capitaine Marquette : « Jamais je n’ai vu tant de fureur dans la destruction et le bombardement… »

Exténués, les chasseurs n’avaient, pour soutenir leur courage, que l’admirable spectacle de l’artillerie tenant tête avec une habileté et une vaillance éblouissantes aux pièces monstrueuses forgées par Krupp. Leur confiance revint peu à peu. Et de se sentir toujours vivants, de constater que l’ennemi n’avançait plus, ils finirent par se persuader que quelque miracle les tirerait tôt ou tard de cet enfer. On vit des hommes alors, qui, succombant à la fatigue, s’endormaient à poings fermés au milieu du plus effrayant vacarme qui se puisse rêver.

Le capitaine Marquette cite un exemple frappant du degré d’anéantissement où la lassitude avait fini par plonger les plus énergiques. Il se trouvait à son poste de commandement dans la tranchée ; près de lui, son seul officier, le sous-lieutenant Gillet, complètement épuisé, venait de s’assoupir. Il faisait grand jour ; le soldat Marquebreucq s’occupait d’aménager la tranchée à coups de pelle, pour la rendre un peu moins incommode. Soudain, précédé de son sifflement caractéristique, un gros obus arrive en trombe, éclate et réduit en miettes une demi-douzaine des billes de chemin de fer placées devant le parapet. Marquebreucq, enveloppé dans le tourbillon de poussière et de fumée, fait plusieurs tours sur lui-même, mais s’en tire avec quelques contusions. Quant aux deux officiers, ensevelis sous l’éboulement des terres, ils ne purent être retirés de leur position critique qu’avec l’aide de leurs hommes. Quand ceux-ci dégagèrent le sous-lieutenant Gillet il dormait toujours paisiblement, n’ayant rien entendu, ni rien éprouvé… »

Le 27 octobre, de grand matin, après avoir repoussé dans la nuit une tentative d’attaque, le 1er bataillon du 2e chasseurs, afin de faire place à des territoriaux français arrivés en renfort, appuyait vers le sud de Pervyse, toujours sur la position constituée par le remblai de la voie ferrée. Le soir, il recevait l’ordre d’occuper la gare et le passage à niveau, pour en défendre l’accès à tout prix. C’est là que le bataillon meurtri, à bout de forces, sera enfin relevé le 28, ayant magnifiquement accompli son devoir et bien mérité de la patrie.

La compagnie Marquette s’était établie à la gauche de la position assignée, se reliant aux troupes françaises ; celle du capitaine Van Steenkiste, au centre, défendait le passage à niveau même, ayant derrière elle la compagnie du sous-lieutenant Beyaert qui occupait un groupe de maisons ; à droite, enfin, se trouvait la compagnie commandée par le sous-lieutenant Michaux.

À ces unités déjà épuisées de fatigue, et dont les effectifs étaient cruellement réduits, il fallut encore demander, toute la nuit durant, l’effort indispensable pour donner à la position un semblant d’organisation. Les quelques officiers survivants durent se dépenser sans relâche pour maintenir leurs hommes au travail et assurer la vigilance nécessaire…

Les chasseurs étaient à ce point fourbus, que la moindre surprise pouvait tout compromettre. On savait que des mitrailleuses ennemies se trouvaient installées dans une maison proche ; on conçut un moment le projet d’y mettre le feu et de faire ainsi coup double : supprimer les engins de mort et éclairer les abords. Mais sa témérité même obligea de renoncer à l’entreprise. Les officiers, finalement résolvent d’édifier un bûcher sur la route, à une cinquantaine de mètres de la gare et d’y laisser quelques hommes de tonne volonté chargés de l’allumer à la première alerte.

Sans plus attendre et payant d’exemple, les lieutenants Tahir et Gillet se portèrent en avant dans les ténèbres, munis chacun d’un fusil,