Page:Halévy - Ba-ta-clan, 1855.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dre. Je cours m’embarquer au Havre… de grâce, écoutez-moi, madame ! On a usé et abusé du récit des tempêtes ! j’aurai pitié de vous ! Sachez cependant que, durant toute la traversée, ce fut la mer qui fut grosse et moi qui eus le mal de mer !…

FÉ-AN-NICH-TON.

Mais comment avez-vous obtenu ces hautes fonctions que vous exercez ?

KÉ-KI-KA-KO.

Ah ! je serais bien curieux de l’apprendre ! Voici tout ce que je sais : Un jour, aux environs de cette grande ville, entre six et sept heures du matin, sept heures vingt, vingt-quatre ou vingt-six minutes, je fus saisi, lié, garrotté, porté dans ce palais, couvert de ces oripeaux, condamné à ne répéter que trois phrases certainement chinoises dont le sens m’échappe complètement, et à entendre vingt fois par jour le chant de la révolte, le chant du Ba-ta-clan !… C’est odieux, c’est ignoble ! cela n’a qu’un mérite : c’est vraisemblable ; mais vous, qui êtes-vous ?

FÉ-AN-NICH-TON.

Qui je suis ? Une Parisienne de race, monsieur !

COUPLETS.
I

J’étais aimable, élégante,
Et jadis
Je brillais, jeune et charmante,
À Paris !
Je régnais en souveraine,
Mes beaux yeux
Me donnant une douzaine
D’amoureux !
Qui me rendra le ciel de ma patrie !
Qui me rendra ma gaîté, ma folie,
Et les amours
De mes beaux jours ?

II

Adieu, chants de ma jeunesse,
Que ma voix
Murmurait avec ivresse
Autrefois !
Adieu, mes rêves d’enfance !
Plus d’espoir !
Je ne dois plus, pauvre France,
Te revoir !
Qui me rendra le ciel de ma patrie ?
Qui me rendra ma gaîté, ma folie,
Et les amours
De mes beaux jours ?

KÉ-KI-KA-KO.

Ainsi donc, vous êtes ?…

FÉ-AN-NICH-TON.

Mademoiselle Virginie Durand, chanteuse légère !

KÉ-KI-KA-KO.

Légère, je le crois facilement.

FÉ-AN-NICH-TON.

Je parcourais le céleste empire avec une troupe dramatique dont la noble mission était d’initier messieurs les Chinois aux beautés de notre grand répertoire : les Huguenots et la Dame aux Camélias, la Juive et les Rendez-vous bourgeois, Phèdre et Passé minuit.

KÉ-KI-KA-KO.

C’est tout ?

FÉ-AN-NICH-TON.

À peu près.

KÉ-KI-KA-KO, indigné.

Elle oublie les Deux Aveugles.

FÉ-AN-NICH-TON.

Moi aussi j’ai été enlevée par les gardes de ce maudit Fè-ni-han, moi aussi j’ai été affublée de ce costume extravagant ; et si j’habitais encore mon petit entre-sol de la rue de la Chaussée-d’Antin, je pourrais me placer sur mon étagère, en vous prenant pour pendant.

KÉ-KI-KA-KO.

Bien obligé ! mais, puisque je vous retrouve, ô toi que je vois pour la première fois ! ma fortune va prendre une face nouvelle ! Parlons de Paris, de nos plaisirs passés, de la Maison-Dorée ! causons ! chantons !

DUO.
KÉ-KI-KA-KO.
Te souviens-tu de la Maison-Dorée,

, s’enivrant de champagne et d’amour,
Joyeux essaim, la phalange sacrée
Dansait, chantait, et soupait jusqu’au jour ?

KÉ-KI-KA-KO et FÉ-AN-NICH-TON.
Souvenir charmant

D’une vie
Qui suivait gaîment
La folie !
C’était le bonheur
Et l’ivresse !
C’était pour le cœur
La jeunesse !

KÉ-KI-KA-KO.
Te souviens-tu des polkas de Mabille

Et de la valse au bal de l’Opéra ?
Tous ces plaisirs dont Paris, la grand’ville,
A brillé, brille et toujours brillera ?

KÉ-KI-KA-KO et FÉ-AN-NICH-TON.
Souvenir charmant

D’une vie
Qui suivait gaîment
La folie !