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bois qu’on aime quasiment autant que sa filleule.

MATHIEU.

Oui… un morceau de bois qui me donne du pain depuis trente ans, et qui vaut à lui seul tous les bons cœurs du pays ! Tu t’es plus d’une fois endormie en l’écoutant, ma mignonne. C’est lui qui t’a appris toutes les belles chansons que tu chantes si gentiment ; C’est lui qui te fait danser le dimanche, là-bas, sous les grands arbres. N’ai-je pas raison d’en avoir bien soin ? Tu ne devines pas pourquoi je suis venu te trouver avec lui de si grand matin ?

REINETTE.

Oh ! que si ! vous allez me chanter vot’jolie ronde que j’aime tant, pas vrai ?

MATHIEU, approuve de la tête.

REINETTE, joyeuse.

Comm’c’est gentil !

PIERRE, frissonnant pendant qu’il accorde son violon.

(À part.) Brrr ! (Haut.) Quelle heure qu’il pourrait bien être, sans vous commander ?

MATHIEU.

Est-ce que tu es pressé ?

PIERRE.

Non pas… non pas… au contraire.

MATHIEU

Alors, écoute-moi ça, mon garçon.

PIERRE, à part.

J’vas filer… j’vas filer.

(Au moment où la musique commence, Pierre, qui s’éloignait à pas de loup, s’arrête comme sous le charme et se rapproche. C’est, en pantomine, la reproduction de la scène de la forêt.)

MATHIEU.
RONDE.
Le violoneux du village
C’est encor moi, mes enfants,
De vous voir tous au bel âge
Je rajeunis de vingt ans.
Vous êtes toujours ingambes,
Livrez-vous donc au plaisir. (bis.)
Eh lon lon la, Dieu vous donna des jambes.
Eh lon lon la, c’est pour vous en servir.
Je vous dirai qu’à votre âge
J’aurai dansé nuit et jour.
J’étais de fer à l’ouvrage,
J’étais de flamme en amour.
Tout alors m’était possible,
Je n’ai plus que le désir.
Eh lon lon la, l’on a le cœur sensible,
Eh lon lon la, faut savoir s’en servir.
Un jour, triste souvenance,
L’airain de notre clocher,
Voix suprême de la France !
Nous cria : C’est l’étranger !
Je partis avec l’aurore,
Les violons durent dormir. (bis.)
Eh lon lon la, l’on a des bras encore,
Eh lon lon la, l’on saurait s’en servir.

(À la fin du dernier couplet, Pierre s’en va en courant, comme s’il était parvenu à rompre le charme.)



Scène IV.

LE PÈRE MATHIEU, REINETTE.
MATHIEU.

Eh bien, es-tu contente de moi, mignonne ?

REINETTE, l’embrassant.

À preuve, voilà deux bons gros baisers pour la peine.

MATHIEU, s’asseyant sur le banc.

Prends garde, ton amoureux va être jaloux (Le cherchant des yeux.) Tiens, où est-il donc passé ?

REINETTE.

Je n’sais pas. Mais l’pauvre garçon n’a guère d’chance.

MATHIEU.

Comment guère de chance… un gaillard qui sautait comme un cabri quand je suis arrivé… à qui tu permets de te faire la cour, et qui mordait après toi comme après la miche.

REINETTE.

Possible ! possible ! mais il va partir à l’armée de la guerre… L’gouvernement a besoin de lui… les hommes coûtent deux mille francs cette année, et son oncle, qui devait lui acheter un remplaçant, l’a mis à la porte.

MATHIEU.

Ah ! tu m’en diras tant !…

REINETTE.

Alors, moi… je n’y ai pas été par quatre chemins, pour qu’y n’soye plus conscrit, j’y ai demandé sa main à la bonne franquette.

MATHIEU.

Et…

REINETTE,

Et il me l’a accordée.

MATHIEU.

Vraiment ; et puis…

REINETTE.

Et puis, dame… si ça n’suffit pas, eh ben, j’partirai avec lui.

MATHIEU.

Partir, toi !

REINETTE.

C’est décidé, je m’frai nommer…

MATHIEU.

Général, peut-être ?

REINETTE.

Mieux que ça… cantinière.

MATHIEU, riant.

Cantinière ! avec ces petits pieds, avec ces petites menottes… tu perds la tête, mignonne.

REINETTE,

On m’a dit qu’il ne fallait que du cœur pour ça, et comme Pierre n’en a pas à revendre, j’serai ben forcé d’en avoir pour deux.

MATHIEU.

Il ne te manquerait plus que d’apprendre à faire l’exercice.

REINETTE.

C’n’est déjà pas si difficile… avec une ou deux leçons de vous, j’en saurais peut-être bien autant que not’garde champêtre.