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vernement a besoin d’moi. Les hommes valent 2,000 fr. à c’t’année, et j’n’ai pas l’premier liard, c’est l’vrai moment de s’exécuter.

REINETTE.

Qu’a-t-il répondu ?

PIERRE.

Lui ?… Il m’a flanqué à la porte sans même me proposer de partir à ma place l’vieux sans cœur.

REINETTE.

Eh ben ! faut pas s’désespérer pour ça. (Avec intention.) Nous sommes un brin cousins, pas vrai, et j’ai une idée. (Elle lui essuie le front avec son mouchoir.)

PIERRE.

Voyons voir… Merci, mam’zelle Reinette.

REINETTE.

Ce que votre oncle vous refuse, si je le demandais pour vous à mon parrain ?

PIERRE, avec effroi, se levant.

Au père Mathieu ? Je n’veux point, je n’veux point !…

REINETTE.

Tiens ! pourquoi donc ?

PIERRE,

Mam’zelle, je n’suis qu’un pauvre sabotier, mais j’aimerais mieux… trépasser sans confession que d’lui devoir quéqu’chose. Savez-vous ce que c’est que l’père Mathieu ?

REINETTE.

Dame ! l’violoneux du pays.

PIERRE.

Lui ! un violoneux !… pour la frime, possible… mais au fond. Un homme que son père avait des millions, à c’qu’on raconte au pays… et qui racle le boyau pour vivre, un sournois qui vous a d’gros souliers ferrés et qui dégoise quasiment mieux que les beaux messieurs de la ville ; t’nez, c’est pas clair. J’suis pas plus bête qu’un autre, (Mystérieusement, la prenant par la main.) M’est avis, mam’zelle (il ne peut pas nous entendre), m’est avis, que c’est… un sorcier !

REINETTE, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

PIERRE.

Oui… un sorcier ; j’en ai la preuve, moi qui vous parle. Écoutez plutôt. (Musique à l’orchestre.) C’t’hiver passé, juste le lendemain du jour où qu’un mauvais gars avait incendié la cabane du violoneux, vous vous rappelez ?…

REINETTE.

Oui… oui…

PIERRE.

J’traversais la forêt à l’heure de minuit ; j’trottais dru, d’peur des lutins. V’là que tout d’un coup j’entends une espèce d’musique, mais si douce, si douce… que j’m’en pâmais rien que de l’entendre. J’marche, j’marche toujours dret d’vant moi, comm’si qu’un charme m’poussait… j’arrive près de l’endroit d’où qu’çà venait… j’écarte les branches sans faire d’bruit et j’trouve quoi ?… le père Mathieu en train d’chanter sa fameuse ronde, vous savez bien (Il fredonne quelques mesures de la ronde.) ; puis le v’là qui s’arrête et qui commence à pleurer… à pleurer, mais là pour tout de bon. Il tenait son violon de c’te façon dans les deux mains… il le r’gardait avec ses grands yeux, et il lui causait ni plus ni moins que si c’était un’personne naturelle. « Mon père m’a dit comm’ça, qu’il lui disait, de t’briser l’jour où je serais bien malheureux, et que tu m’donnerais peut être l’bonheur. J’ai perdu ma pauv’femme, mais j’t’aime tant que je n’t’ai point brisé. Je n’ai plus un coin pour poser ma tête ; mais, sois tranquille, va, je n’te briserai point encore aujourd’hui. J’préfère te serrer tout entier sur mon cœur que de te mutiler pour avoir un château. » Enfin, un tas de bêtises. J’vous demande un peu, mam’zelle, si c’est pas là des imaginations d’sorcier.

REINETTE, un peu rêveuse.

Mon pauvre parrain !

PIERRE.

Laissez donc. J’sais ben pourquoi il tient tant à son méchant violon d’30 sous, vu qu’il a dit d’vant moi qu’il ne l’donnerait pas pour un gros sac d’écus. C’est tout uniment parce qu’il lui sert à jeter des sorts à ceux-là dont la figure l’chiffonne… à moi tout l’premier, sans aller plus loin. Aussi n’en v’là un que je ne regrett’rai pas quand je quitterai l’pays.

REINETTE.

C’est vrai, vous allez partir… j’l’avais presque oublié, et pourtant il y aurait peut-être un moyen d’arranger ça…

PIERRE.

Vous croyez ?…

REINETTE.

Mais il s’peut qu’ça n’vous plaise point.

PIERRE.

Dites toujours.

DUETTINO
I
REINETTE.
J’sais bien que c’n’est pas l’usage,
Mais, ma foi, je vous trouve gentil
Et j’vous d’mande en mariage,
Monsieur Pierr’, ça vous va-t-il,
J’vous offre en plac’de richesse,
Un cœur tout neuf, plein d’tendresse.
Allons, mon cousin,
Acceptez ma main,
Répondez, voulez-vous
Être mon époux ?
II
Vous m’épousez, plus d’milice,
Les autr’s suivront le drapeau,
Adieu le bonnet d’police,
Vous gard’rez vot’beau chapeau…
Nous aurons, j’en suis certaine,