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monde, sur les plages fertiles de l’Ionie, en face de la mer qui sépare l’Asie de l’Europe, que Thalès se posait ces questions.

L’eau est le principe de tout ; c’est l’eau qui a produit toutes les choses. Les plantes et les animaux ne sont que de l’eau condensée sous diverses formes ; c’est en eau qu’ils se réduiront. Telle fut la réponse de Thalès[1].

En substituant l’air à l’eau, on a la réponse d’Anaximène et d’autres philosophes de la même école[2].

Vingt-quatre siècles nous séparent aujourd’hui de Thaïes. Et voici l’éloquente parole d’un de nos plus célèbres chimistes :

« Les plantes, les animaux, l’homme, renferment de la matière. D’où vient-elle ? que fait-elle dans leurs tissus et dans les liquides qui les baignent ? Où va-t-elle quand la mort brise les liens par lesquels ses diverses parties étaient si étroitement unies ? — Les plantes et les animaux dérivent de l’air, ne sont que de l’air condensé. Ils viennent de l’air, et ils y retournent. Ce sont de véritables dépendances de l’atmosphère[3]. »

Loin de nous la pensée de faire de ce rapprochement une question de priorité. Il y a là quelque chose de bien plus élevé : la loi universelle qui semble présider à la conception de toutes les théories. Les anciens, pauvres en faits d’observation, formulaient des théories dont la portée nous étonne. Et aujourd’hui, plus riches en faits que nos ancêtres, nous voyons surgir des systèmes qui ne sont pour ainsi dire que la reproduction d’idées dont la plupart sont aussi vieilles que le genre humain. De deux choses l’une : ou ces idées sont des vérités éternelles, inhérentes à l’intelligence même de l’homme, ou ce sont de mystérieux mouvements de l’esprit, se reproduisant toujours sous les mêmes formes dès que la pensée de l’homme s’arrête là où l’expérience semble l’abandonner. Voilà le grand dilemme posé par l’histoire des sciences.

  1. Aristote, Metaphys., i, c. 3. De cœlo, ii, 13. Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp. iii, §30. Plutarque, de Placit. philos., i, 3. Stobée, Eclog. phys. i, c. 2 ; édit. Heeren, page 291. Les doctrines de Thalès se trouvent très-bien exposées dans E. Röth, Geschichte der Griech. Philosophie, t. i, p. 90 et suiv. (Mannheim, 1858).
  2. Capycius, poète italien du seizième siècle, développe longuement, dans son poème De principiis rerum, cette donnée ancienne, d’après laquelle l’air est le principe de toute chose.
  3. M. Dumas, Cours de chimie organique, fait (en 1841) à la Faculté de médecine de Paris.