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THALIE, LIVRE III.

et d’un allié. Mais comme je connais la jalousie des dieux, ce grand bonheur me déplaît. J’aimerais mieux pour moi, et pour ceux à qui je m’intéresse, tantôt des avantages et tantôt des revers, et que la vie fût alternativement partagée entre l’une et l’autre fortune, qu’un bonheur toujours constant et sans vicissitude ; car je n’ai jamais ouï parler d’aucun homme qui, ayant été heureux en toutes choses, n’ait enfin péri malheureusement. Ainsi donc, si vous voulez m’en croire, vous ferez contre votre bonne fortune ce que je vais vous conseiller. Examinez quelle est la chose dont vous faites le plus de cas, et dont la perte vous serait le plus sensible. Lorsque vous l’aurez trouvée, jetez-la loin de vous, et de manière qu’on ne puisse jamais la revoir. Que si, après cela, la Fortune continue à vous favoriser en tout, sans mêler quelque disgrâce à ses faveurs, ne manquez pas d’y apporter le remède que je vous propose. »

XLI. Polycrate, ayant lu cette lettre, fit de sérieuses réflexions sur le conseil d’Amasis, et, le trouvant prudent, il résolut de le suivre. Il chercha parmi toutes ses raretés quelque chose dont la perte pût lui être le plus sensible ; il s’arrêta à une émeraude montée en or, qu’il avait coutume de porter au doigt, et qui lui servait de cachet. Elle était gravée[1] par Théodore de Samos, fils de Téléclès. Résolu de s’en défaire, il fit équiper un vaisseau, et, étant monté dessus, il se fit conduire en pleine mer. Lorsqu’il fut loin de l’île, il tira son anneau, et le jeta dans la mer à la vue de tous ceux qu’il avait menés avec lui. Cela fait, il retourna à terre.

XLII. Dès qu’il fut rentré dans son palais, il parut affligé de sa perte. Cinq ou six jours après, un pécheur, ayant pris un très-gros poisson, le crut digne de Polycrate. Il le porta au palais, demanda à parler au prince, et l’ayant

  1. Il y a seulement dans le grec : C’était l’ouvrage de, etc. J’y ai substitué le genre d’ouvrage que le terme de cachet suppose. Ce Théodore de Samos inventa l’équerre, le niveau, la tour et les clefs. Pausanias, en parlant de l’art de jeter en fonte les statues, fait mention de Théodore de Samos, fils de Téléclès, et de Rhœcus, fils de Philéus, qui en avaient été les inventeurs ; et à propos de Théodore il parle de cette émeraude. (L.).