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MARIA CHAPDELAINE

et des patates tout l’hiver. Il y a trente ans…

Il se tut quelques instants et exprima d’un seul hochement de tête les changements prodigieux qu’avaient amenés les années.

— Il y a trente ans, quand on a fait la ligne pour amener les « chars » de Québec, j’étais là, moué, et je vous dis que ça c’était de la misère. Je n’avais que seize ans, mais je bûchais avec les autres pour « clairer » la ligne, toujours à vingt-cinq milles en avant du fer, et je suis resté quatorze mois sans voir une maison. On n’avait pas de tentes non plus pendant l’été : rien que des abris en branches de sapin qu’on se faisait soi-même, et du matin à la nuit c’était bûche, bûche, bûche, mangé par les mouches et dans la même journée trempé de pluie et rôti de soleil.

« Le lundi matin on ouvrait une poche de fleur et on se faisait des crêpes plein un siau, et tout le reste de la semaine, trois fois par jour, pour manger, on allait puiser dans le siau. Le mercredi n’était pas arrivé qu’il n’y avait déjà plus de crêpes, parce qu’elles se collaient toutes ensemble ; il n’y avait plus rien qu’un bloc de pâte. On se coupait un gros morceau de pâte avec son couteau, on se mettait ça dans le ventre et puis bûche et bûche encore !…

« Quand on est arrivé à Chicoutimi, où les provisions venaient par eau, on était pire que les sauvages, quasiment tout nus, la peau toute