Page:Hémon - Maria Chapdelaine, 1916.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.
IV
PRÉFACE

le bonheur aussi, la misère se remarque plus chez les autres que chez soi. Les âmes misérables et douces ont cette sagesse innée et sans doute providentielle de se satisfaire de leur sort et de ne point tâcher à l’empirer par l’ambition ou l’envie. Sans rien connaître des systèmes philosophiques et sans même concevoir que leur mode de vivre puisse être mis en formule, elles ont cependant trouvé d’emblée la formule la moins douteuse en prenant les choses comme elles viennent et en les laissant passer comme elles vont.

La simple psychologie de cœurs aussi simples, et notamment d’un cœur « limpide et honnête », celui de Maria, suffit à nous intéresser à leur existence. Elle est humaine comme toutes les autres, cette existence, et combien plus sympathique sous bien des rapports ! Les Chapdelaine, et c’est-à-dire les défricheurs d’aujourd’hui, nous touchent et nous émeuvent aussi par ce qu’ils nous rappellent de nos propres ancêtres, les colons de Champlain : « Nous avions apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu’au rire, le cœur le plus humain de tous les cœurs humains : il n’a pas changé. »

Ces héros n’ont jamais entendu le curé Labelle, l’apôtre populaire de notre colonisation, crier à ses compatriotes : « Emparons-nous du sol ! » Mais cette fonction de conquérir le sol est si naturelle à quelques-uns qu’ils semblent passivement obéir à une voix céleste. Louis Hémon a observé avec émotion et probité ces bûcherons et leurs proches. Il les a pris pour ses modèles. C’est avec sympathie et indulgence qu’il a fouillé leurs sentiments peu compliqués et apparemment peu profonds ; c’est après avoir bien exercé sa vision qu’il a tracé, d’une plume si experte qu’elle aurait pu se livrer à plus de fantaisie, les figures, les attitudes, les mouvements, les sensations qui font de son récit une œuvre éminemment vraie et éminemment littéraire. C’est ainsi que Maria Chapdelaine remplit les conditions de l’art naturaliste reconnu par Brunetière et que le célèbre critique a énumérées : « la probité de l’observation, la sympathie pour la souffrance, l’indulgence aux humbles, et la simplicité de l’exécution ». L’œuvre de Louis Hémon n’est point de cette écriture artiste qui horripilait Brunetière, mais elle est mise en excellente écriture française qui donnait déjà raison de croire, avant que l’on sût quel en