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XI
PRÉFACE

ou davantage étranger au Canada réussira rarement à peindre des tableaux canadiens avec autant de précision et de profonde émotion qu’un écrivain canadien le pourrait faire en s’y exerçant. C’est une force à nous, une force naturelle et donc très puissante, mais que nous oublions trop souvent d’utiliser.

Ce ne sont pourtant pas, encore un coup, les sujets qui nous manquent. Nous avons sous les yeux tous les modèles, tous les points d’observation, toutes les matières à littérature qui, dans les vieux pays, ont été exploités à outrance, motifs aujourd’hui surannés, épuisés, et qui attirent cependant toujours, comme un aimant, la pointe de nos plumes sans orientation. Comme si ces motifs, célébrés à l’envi par des générations d’auteurs, possédaient la vertu de procurer la célébrité aux écrivains qui y touchent ! Que seraient le Mariage de Figaro sans le cautère de Beaumarchais, Madame Bovary sans le scalpel de Flaubert ou les Misérables sans la pitié d’Hugo ?

Aux psychologues notre population, exceptionnellement constituée, présente des cerveaux et des cœurs on ne peut plus intéressants à disséquer avec une plume raisonneuse ; aux moralistes prêtent le flanc nos mœurs avec leurs travers assez marqués, hélas ; aux conteurs, le Canada offre tous les sujets que Daudet a ciselés, que Maupassant a brossés, et bien d’autres encore ; aux poètes et aux paysagistes se livre toute la nature canadienne infiniment belle et variée, digne de tous nos enthousiasmes d’artistes. Nos montagnes Rocheuses sont des Alpes, et nos Laurentides sont des Pyrénées ou, tout au moins, des Vosges ; nos lacs n’attendent qu’un Lamartine pour devenir aussi célèbres que celui du Bourget ; nos plages valent celles de Cannes, et nos grèves sont aussi douces que les rives hollandaises ; nos crépuscules sont aussi glorieux, n’est-il pas vrai, que ceux d’Italie ; les rochers de notre golfe sont aussi imposants et parfois aussi sinistres que les falaises bretonnes ; nos forêts sont aussi vastes que celles de Tolstoï, aussi mystérieuses que celles des croquants d’Eugène Le Roy ; nos prés sont aussi fleuris que ceux « qu’arrose la Seine »…

Je sais parbleu bien que les paysages canadiens se laissent difficilement comparer à ceux d’Europe, parce qu’il n’existe pas d’étalon permettant de mesurer leurs beautés respectives et toutes particulières. Un boudoir Pompadour ne saurait être assimilé au hall immense et surdoré d’un palace américain. L’un et l’autre, au premier regard, font pousser un oh ! d’étonnement ; mais l’un de ces oh ! a la douceur d’un mot