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PRÉFACE

fictifs comme ceux de nos personnages réels qui dans leur monde parlent le mieux (c’est l’affaire des épurateurs de relancer ceux qui parlent mal), sans toutefois craindre de conserver certaines locutions primitives ou archaïques, voire agrestes, qui panachent agréablement notre langue et contribuent à imprimer son caractère de littérature spéciale à un ouvrage canadien ; éviter surtout le suranné et la trivialité des expressions et des images, l’emphase des périodes ; rechercher au contraire l’original dans le naturel.

Pour atteindre ce triple but, il ne suffit pas au romancier canadien d’avoir appris le français classique dans la grammaire et les dictionnaires ; il lui est encore et surtout nécessaire de dégourdir son esprit, de sevrer son imaginative, de se désemmaillotter l’âme, de se déchrysalider ; c’est-à-dire qu’il lui faut avoir en outre appris à réfléchir, à voir, à sentir, à pénétrer le sens des choses et à en éprouver l’émotion, pour en exprimer ce qu’elles contiennent, dégagent ou recèlent de beau, de bon et de vrai, d’intéressant enfin. Pour cela, il est aussi nécessaire de penser. Boileau enseigne qu’il faut même commencer par là. Mais Boileau n’enseignait pas particulièrement aux écrivains canadiens. C’est là une question d’atmosphère ou d’ambiance, de climat intellectuel ; et cette question se débat parfois avec assez de passion chez nous pour prouver, sinon que notre climat est propice ou non à la production artistique, du moins que cette question existe réellement.

Nos littérateurs, à vrai dire, n’ont donc qu’un atout dans leur jeu, et c’est la nature canadienne qui le leur procure. Pour percevoir exactement et rendre aussi exactement l’aspect particulier que notre atmosphère donne aux choses qu’elle enveloppe, pour insuffler aux récits du Canada l’air du pays, pour faire sentir le terroir dans nos paysages et humer le brouillard de nos savanes, pour traduire l’accent et saisir la physionomie propres des habitants, enfin pour pénétrer, comprendre, ressentir et exprimer les sentiments de l’âme canadienne, aucune plume ne vaudra jamais une plume canadienne — ou qui soit parvenue à se nationaliser comme y est parvenue celle de Louis Hémon, à force de préparation d’abord, puis de curiosité, de pénétration, de sympathie et de persévérance, et en devenant réellement des nôtres. Et il n’est pas probable que son exemple soit de sitôt suivi au point de susciter à nos littérateurs une concurrence infrangible. Malgré toute sa sagacité artistique native, malgré toutes ses habiletés acquises et tous ses procédés d’école, l’écrivain français