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se trouvait que ses bottines étaient trouées ou avaient égaré leurs semelles, elle se contentait de les ignorer. Bunny, dédaigneux de ces frivolités, ne songeait même pas à modifier sa toilette ; mais il la suivait aveuglément, et tous deux s’en allaient vers Mile-End road, dont les larges trottoirs, la veille du sabbat, se bordaient de merveilles.

Les boutiques n’avaient rien de changé. C’étaient toujours les mêmes étalages qui, du lundi au vendredi, avaient présenté dans le même ordre immuable les mêmes marchandises ; mais le samedi soir leur prêtait une majesté spéciale. Cinq jours sur sept ce n’étaient, après tout, que des magasins, où les gens qui avaient de l’argent pouvaient entrer et acquérir contre espèces des choses assurément enviables ; le samedi soir leur caractère vulgaire de boutiques disparaissait, et chaque vitrine devenait une des attractions d’une grande foire merveilleuse.

Certaines de ces vitrines excitaient pourtant chez Lizzie et Bunny une convoitise directe et qui n’allait pas sans amertume. Il était un restaurant dans Whitechapel road dont la vue les retenait longtemps captifs, suçant lentement leur salive et soupirant par intervalles. Derrière la vitre s’étalait une rangée de plats de fer-blanc carrés qu’un foyer invisible chauffait doucement par en-dessous. Dans un des plats, des saucisses rissolaient dans la graisse ; dans un autre, c’étaient des portions de viande de forme variée ; d’autres encore contenaient des pommes de terre en purée ou des oignons frits. Sur une plaque de tôle des puddings bouillis ou cuits au four, montrant leurs raisins, fumaient lentement. Derrière les plats se mouvait lentement un homme d’aspect auguste, revêtu d’un tablier, en bras de chemise et les manches relevées jusqu’au coude. Il piquait les viandes d’une fourchette attentive, élevait ou démolissait au gré de son caprice les montagnes d’oignons, empoignait les puddings à pleine main pour les mieux partager. Des pancartes appendues au mur vantaient la modicité des prix : saucisse et purée, deux pence et demi ; légumes ou pâtisserie, un penny la portion ; thé, café ou cacao, un penny la tasse.

Après une longue contemplation Lizzie disait invariablement d’un ton détaché : « Bah ! vous n’avez pas réellement faim, Bunny ! » Bunny répondait : « Non » sans conviction, et finissait par se persuader lui-même. N’ayant pas réellement faim il pouvait donc contempler d’un œil