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FEUILLETON DU TEMPS
DU 8 MARS 1908 (6)
LIZZIE BLAKESTON

Dans les allées sombres du parc, et plus tard sur l’omnibus qui la ramenait vers Mile-End, Lizzie sentit au milieu de son souci se lever en elle un étrange orgueil : l’orgueil de ceux qui ont nourri de grands rêves et n’ont pas été compris. Il y aurait une sorte de noblesse amère à promener dans Faith street, même dans la corderie, la conscience d’aspirations méconnues. Elle se sentait maintenant délivrée des obligations mesquines et des devoirs vulgaires, appelée à marcher dans ces sentiers semés de lauriers et de ronces où s’en vont les grandes âmes que la vie a traitées injustement.

Cet orgueil tomba quelque peu quand elle arriva à la maison, où le reste de la famille était rassemblé. Sur la table il y avait un pot de bière et des verres ; même Bunny avait auprès de lui un peu de bière dans le fond d’un gobelet et mangeait des noix avec diligence. Blakeston père vit du premier coup d’œil les ornements nouveaux et fronça les sourcils ; mais l’oncle Jim admira sincèrement

— C’est étonnant, dit-il, la différence que ça fait tout de suite, un peu de toilette chez une jeune fille !

Lizzie garda un silence tragique, et Bunny, devinant sa tristesse, lui offrit des noix.

L’oncle poursuivit placidement :

— À la bonne heure ! On s’amuse quand on peut, et puis le lundi, au travail ! S’pas, petite ?

La « petite », les lèvres serrées, retira son chapeau, posa sa fourrure ; puis s’abandonnant soudain, elle se laissa aller sur la table, et la tête entre les coudes, sanglota éperdument. Les noix échappées de sa main rebondirent sur la table et roulèrent par terre, où Bunny les ramassa.

Au milieu du silence stupéfait, la voix mouillée de Lizzie prononça piteusement :

— Je ne veux pas ! Oh ! je ne veux pas !

L’oncle, qui ne comprenait pas encore, demanda avec lenteur :