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l’empêcheront pas d’avoir l’air d’une sotte, parce qu’elle ne saura pas.

Entendant cette parabole, Lizzie perçut clairement que sa mission en ce monde était de faire ce que la duchesse n’aurait pas su faire : de monter sur une plate-forme bien sonore et de chanter un air avec ses pieds ; et qu’en dehors de cela, la vie ne serait jamais pour elle qu’une chose incolore et sans joie.


Pour la première fois de sa vie, Lizzie sut ce que c’est que d’avoir un vrai désir, un désir qui vous hante et qui vous mène, et qui, oublié un instant, revient vous éveiller avec un sursaut au milieu de la routine du jour. Elle avait des moments de terreur affolée, la terreur d’avoir commencé trop tard, alors qu’il n’était plus temps, ou la terreur encore de quelque chose d’inattendu et d’inévitable qui viendrait tout à coup l’arrêter. Puis sa peur se dissipait, et son calme coutumier revenant, elle se sentait envahie d’un grand espoir. Elle allait ce jour-là revenir de l’usine à la maison en toute hâte, boire son thé, manger une tartine, et l’oncle arriverait pour la leçon du soir. Elle écouterait tous ses conseils et s’appliquerait très fort, sans perdre une minute, afin de hâter ses progrès. Et elle recommencerait le lendemain, et les jours suivants, et bien d’autres jours encore, jusqu’à celui où elle pourrait enfin monter sur la plate-forme de son rêve, le carré de planches compact et sonore qui serait son piédestal ; et là, scandant la musique miraculeuse du choc précis des talons et des pointes, répandre sur le monde l’ivresse du rythme qui la grisait.

Lorsqu’elle fixait un certain point sur le mur pendant assez longtemps sans penser à rien, elle voyait son rêve se réaliser en image. Tout y était : la plate-forme glorieuse, Lizzie, une Lizzie un peu transformée, qui avait des cheveux d’aurore, un sourire vainqueur et pourtant très doux, et probablement aussi un collier de perles au cou ; et tout autour, il y aurait… elle ne savait pas au juste quoi, mais ce serait glorieux aussi. Certainement pas des murs resserrés et humides ni les vitres sales de la corderie ; c’étaient peut-être des figures, d’innombrables rangées de figures claires qui formaient un amphithéâtre, mais quoi que ce fût, ce serait bien ; car il n’y aurait plus alors rien d’ennuyeux ni de laid. Et les belles juives de Whitechapel road jauniraient d’envie.