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chait la force et l’audace ; et Lizzie recommençait courageusement, serrant les lèvres et ouvrant des yeux étonnés sur ses insuccès.

Quand il la voyait prête à se décourager, l’oncle interrompait la leçon et jouait un des airs de son répertoire pour terminer agréablement la soirée. D’autres fois, il condescendait pour amuser Bunny à reproduire avec son instrument des piaillements d’oiseau, des grondements de tonnerre et des clameurs aiguës de chien écrasé, et Lizzie oubliait son désespoir et riait aux larmes.

Un soir, il attaqua un air de cake-walk, et Lizzie, entraînée par la musique, se leva d’un saut, empoigna sa jupe à pleine main et se mit à danser. Voilà longtemps, bien longtemps qu’elle n’avait pas dansé ; mais tous les pas qu’elle exécutait jadis lui revinrent à la mémoire en un instant ; et quand elle eut parcouru deux fois d’un mur à l’autre la pièce étroite, elle était redevenue la petite fille aux bas troués que la ritournelle d’un piano mécanique grisait comme un philtre puissant.

L’oncle, qui l’avait d’abord regardée faire avec un sourire, fit signe à Bunny d’écarter les chaises ; et accentuant la cadence du heurt de ses gros souliers sur le plancher, il joua tous les airs de danse qu’il connaissait, valses, polkas et gigues, en fredonnant et dodelinant de la tête. Et Lizzie dansa.

Elle dansa parce que chacune des mesures de la musique lui parlait avec une voix différente, lui chuchotait de tourner, de sauter d’un pied sur l’autre, de faire claquer ses talons sur le plancher ou de s’avancer en tendant les bras. Elle suivait le rythme parce qu’elle se sentait forcée, et le rythme entrait en elle et lui suggérait les gestes nécessaires, soulevait ses pieds et les forçait à suivre à pas précis un tracé invisible, faisait monter les genoux, balançait le torse frissonnant sur les hanches raidies, ployait le cou mince sous un lourd vertige. Il y avait des cadences vives et claires qui semblaient remplir la chambre de joie et donner aux membres une légèreté surnaturelle ; des cadences délirantes qui exigeaient des gestes brusques et le martèlement brutal des pieds fiévreux sur les planches. Lizzie les suivait toutes aveuglément, déroulant d’un mur à l’autre sa danse sans nom et sans règles, grave comme un rite, primitive comme le vol ivre d’un moucheron dans une traînée de lumière.

Puis le monde s’arrêta avec un choc ; et il