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Lizzie était depuis quelque temps à l’usine quand le cours monotone de sa vie fut interrompu par un événement, un gros événement : l’oncle Jim vint à Londres. Elle avait à peine soupçonné son existence ; il n’avait jamais été pour elle qu’un personnage légendaire et lointain, obstinément attaché au pays noir qui avait été le berceau de la famille ; et voilà qu’en rentrant un soir, elle le trouva installé sur la meilleure chaise de la maison, partageant un pot d’ale avec Blakeston père et proclamant à haute voix avec un formidable accent du Lancashire son mépris irréductible de la capitale et de ses habitants. Il faisait d’ailleurs exception pour la famille de sa sœur : les Blakeston, à ses yeux, n’étaient comme lui que des colons, contraints par les nécessités de la vie à l’exil parmi les barbares. Au premier coup d’œil, il discerna que Lizzie était restée une véritable fille du Lancashire, et il s’en tint à cette affirmation.

Toutes les vertus qu’il estimait être l’apanage exclusif des comtés du Nord se trouvaient réunies en Lizzie, et sur ses défauts évidents il ferma les yeux. La vérité était qu’il avait conçu de suite pour sa nièce une tendresse profonde de vieil homme solitaire, et les avantages de son affection protectrice se firent promptement sentir. D’abord il fit savoir à tous qu’il ne tolérait pas qu’on ennuyât Lizzie ; et l’autorité d’un homme qui gagne cinq shillings par jour est une chose que Faith street ne discute pas. De plus, il décréta qu’il prenait en main l’éducation de sa nièce, et que, avant toutes choses, il était urgent et indispensable qu’elle apprît à jouer de l’accordéon.

Il possédait un de ces instruments et le maniait avec une virtuosité étonnante. C’était son unique talent et sa distraction principale ; et il remarquait lui-même volontiers que pour avoir atteint sans instruction musicale une semblable maîtrise, il fallait que ses aptitudes naturelles eussent été bien au-dessus de l’ordinaire. Quand il jouait de la musique sacrée, les airs des hymnes et des psaumes sortaient de l’accordéon avec tant de force et de majesté qu’il semblait que ce fût la voix de l’Éternel lui-même tonnant entre les nuages ; et quand il redescendait vers les mélodies sentimentales du moment, la plainte traînante de l’instrument se faisait si touchante et si tendre qu’on était forcé de croire que le soufflet de cuir vert contenait une âme prisonnière, qui, pétrie entre ses paumes impitoyables, exhalait sa douleur harmonieuse sur un rythme approprié.

L. Hémon.
(À suivre)