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vue ; mais quand j’ai quitté Varsovie et que je suis venu ici, j’en ai vu une autre, et celle-là aussi était une vérité réelle, et j’en étais sûr. Il ne s’agissait plus que de travailler dur et d’obéir aux lois ; car cette fois j’étais dans un pays libre, où un homme en valait un autre, et il y avait de la justice pour tous, et à chacun sa chance. Tout le temps que je travaillais, ma vérité était là avec moi, et elle me répétait que ceci était le royaume de paix qui nous avait été promis, et que si j’étais courageux et patient j’entrerais dans mon héritage ; et une fois de plus j’ai été sûr. Mais celle-là est morte aussi. Elle a mis des années à mourir, en s’effaçant un peu chaque jour. Ma première vérité était morte en un soir, au milieu des cris et du sang versé, et l’autre s’est usée lentement, parce que les choses que j’attendais mettaient trop longtemps à venir. J’ai travaillé, et travaillé, et attendu, et chaque matin quand je m’installais à mon ouvrage elle était un peu plus loin de moi, et chaque fois moins certaine et moins claire.

» À présent je suis vieux, et je n’attends plus rien, rien que ce qui doit forcément venir. Mais j’ai sept enfants. Ils prendront leur tour, et peut-être qu’ils trouveront ce que je n’ai pas pu trouver, qu’ils auront plus de chance, ou bien qu’ils verront plus clair. Voyez-vous, on cherche, on cherche de toutes ses forces, aussi longtemps qu’on peut ; mais ceux qui trouvent sont rares, parce que la vie n’est pas assez longue, et c’est pour cela qu’il faut avoir des enfants. Ils essayent à leur tour ; souvent ils ne vont guère plus loin, parce qu’il faut qu’ils recommencent, et alors ce sera pour leurs enfants à eux. Moi, j’en ai sept.

L’Évangéliste écarquillait ses yeux pâles sur un monde obscur et compliqué. Elle savait qu’elle avait raison, sans doute possible ; mais elle sentait aussi qu’il était des choses qu’elle ne pouvait expliquer ni comprendre. Elle secoua la tête et dit simplement :

— Il n’y a de vérité qu’en Christ !

Et, après cela, elle ne trouva plus rien à dire. Elle mit une brochure pieuse sur une caisse, près du vieillard, entre ses outils, traversa la pièce et en posa une autre sur les genoux de Leah, et sortit.

Longtemps encore retentirent sous le plafond bas les sons du travail ; longtemps brûla la lumière qui annonçait à tous l’existence d’un vieil homme las, pour qui l’heure du repos n’était pas encore venue ; et chaque fois qu’il s’arrêtait un instant pour redresser son échine cassée ou se frotter les yeux, il se demandait lequel des sept enfants auxquels il avait donné la vie, et qui l’avaient quitté, mènerait à bien la lourde tâche, atteindrait la certitude qui lui avait échappé. Serait-ce Benjamin, qui était parti pour l’Amérique, où il gagnait beaucoup d’argent ? Serait-ce Lily, ou bien Deborah, — deux belles filles, avisées et prudentes ? Un peu plus tard, il jeta un regard rapide vers le coin d’ombre où Leah s’était assoupie dans le grand fauteuil de cuir, la bouche ouverte, mais respirant à peine, monstrueuse et pétrifiée, si peu semblable à une créature vivante qu’il semblait impossible qu’elle pût se réveiller jamais. Peut-être serait-ce celle-là — songea-t-il — qui trouverait le plus tôt la vérité !

Et il se dit que, lui aussi, la trouverait bientôt, sans doute, et qu’ainsi sa grande faim serait apaisée.

WILFUL-MISSING
2e prix des Contes d’observation satirique
du Concours littéraire du Journal.