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Le vieillard s’arrêta court et soupira doucement ; puis il se pencha en avant et prit une poignée de clous dans sa main. L’évangéliste, toujours immobile, le regardait en ouvrant des yeux surpris ; dans le silence, le halètement faible de Leah et le craquement du sac de papier sous sa main, annoncèrent que l’appel ne venait pas encore, que les dieux la toléraient un peu plus longtemps.

D’une voix plus basse, toujours se parlant à lui-même, le vieillard reprit :

— C’était la vérité, ça, pourtant, nous étions sûrs ! mais ces choses-là n’arrivent jamais comme il faudrait. Elles viennent trop tôt, avant qu’on soit prêt, et jamais comme on les avait prévues ; certains sont surpris et se taisent, et d’autres agissent trop tôt et vont trop loin. Au dernier moment, on découvre que l’autre parti a peut-être aussi des raisons, tout au moins des excuses, que toute la misère ne vient pas du même côté ; et puis il y eut trop de sang, de sang versé aussi par les nôtres, qui ne semblait pas servir à grand’chose ; et nous sommes d’une race qui n’aime pas le sang. Des cris et la fusillade, la réplique des bombes, et encore des cris ; les ruisseaux de pétrole en feu charriant la ruine d’une maison à l’autre, nos magasins brûlés ou pillés, et nos jeunes filles hurlant d’horreur aux mains des soldats… Ce soir-là, ma vérité est morte : il s’est passé trop de choses terribles, qui n’étaient pas toutes de la faute des mêmes, et elle est morte. Tant qu’elle a duré, c’était une vérité forte et belle ; mais après cela je n’ai jamais pu la revoir.

Le marteau s’abattit avec un son mat sur le cuir, enfonça un clou, puis un autre, et d’autres encore, et à chaque fois le vieillard hochait la tête et soupirait un peu, comme s’il clouait là le cercueil du rêve glorieux qu’il avait fallu mettre en terre. En silence il rogna, lima, polit le cuir, contempla la besogne terminée d’un air songeur, et posa la chaussure à côté de lui ; puis il en prit une autre et parla de nouveau :

— Cette vérité-là, je ne l’ai jamais re-