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l’air d’attention naïve d’un homme qui cherche laborieusement à bien faire.

— Bien sûr ! dit-il, la vérité ! bien sûr ! mais sait-on jamais ? C’est si difficile !

La jeune fille secoua la tête et répondit avec indulgence :

— Ce qui est difficile, c’est de quitter les voies de l’erreur ; mais si vous suivez Christ, les voies sont aisées, car il a dit : « Mon joug est facile et mon fardeau est léger. » Et il n’y a de vérité qu’en lui.

Il soupira encore, choisit une chaussure dans le tas et, l’installant entre ses genoux, la regarda d’un air rêveur ; puis il se parla à lui-même, plissant le front et, de temps à autre, levant vers la lumière ses yeux candides.

C’est ça, fit-il, bien sûr ! Nous sommes tous après la vérité ; mais c’est si difficile ! Il y en a de toutes sortes, des vérités, des petites et des grandes, et il y a une vérité pour chacun ; mais combien est-ce qu’elles durent ?

» Moi qui vous parle, j’ai vu la vérité face à face, comme vous, même plusieurs fois, et, chaque fois, c’était une vérité différente ; mais j’ai vécu trop vieux, et mes vérités sont mortes. Oui ! vous allez me dire qu’il n’y a qu’une vérité : la vôtre ; et que vous en êtes sûre ; mais moi aussi j’ai été sûr ; j’ai été sûr plusieurs fois ! »

Il se pencha un peu en avant, les mains sur ses genoux, et sur sa vieille figure jaune et plissée, passa une grimace de détresse touchante, la morsure d’une faim inapaisée qui se serait réveillée tout à coup.

— À Varsovie, fit-il, à Varsovie, j’étais sûr, et les vérités de là-bas sont plus fortes que celles d’ici. Celles d’ici n’ont pas tant d’importance, après tout, elles peuvent attendre ; mais là-bas, il semblait que si tout n’était pas changé de suite, le monde allait s’écrouler dans sa propre pourriture et qu’il y avait tant d’injustice et de misère et de mensonges, que cela ne pouvait pas durer un jour de plus. Oui ! j’étais sûr, et ils étaient beaucoup comme moi. Nous avions des réunions, voyez-vous, dans une boutique, en cachette, et tous ceux qui venaient là étaient sûrs ; c’étaient des paysans et des ouvriers et des étudiants de l’Université et même leurs professeurs ; et il y en avait parmi eux qui savaient parler de telle manière qu’ils nous faisaient pleurer et crier de colère, à cause de l’injustice et de la méchanceté de ceux qui étaient au pouvoir. Et quand ils disaient comment cela devait forcément finir, et que la cause du peuple allait inévitablement triompher, parce que la justice et la vérité étaient avec lui ; et comment les temps nouveaux allaient venir, et la tyrannie succomber ; et comment chacun vivrait sa vie librement et sans querelles, il semblait que cela fût si simple et si facile à comprendre qu’il suffirait de le répéter au dehors pour que tout fût changé en une seule fois. Ou bien ils nous lisaient des livres, et alors c’était plus clair encore : il y avait des phrases qui vous sautaient dans la tête, qui sortaient des pages comme des flammes, comme l’éclair d’une arme jaillie du fourreau ; et même quand ceux d’entre nous qui ne savaient pas si bien parler tenaient à faire des discours, on les comprenait sans écouter les mots qu’ils disaient. C’était comme un hymne dont les cœurs chantaient le refrain : « Liberté… corruption vaincue… assez de misère… Liberté… propagande irrésistible… l’armée avec nous… fin prochaine… Liberté !… »