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peu britanniques s’inscrivaient aux devantures des magasins : car ceux-là n’étaient certes pas des submergés. Hier encore, semblait-il, on les avait vus débarquer de la cale des vapeurs allemands ou russes, déguenillés et lamentables, couvant d’un œil anxieux les ballots et les caisses qui contenaient tout leur avoir ; et la seconde génération les trouvait solidement établis dans ces rues du Ghetto débordé, certains besogneux encore, d’autres déjà cossus, mais presque tous bien vêtus, gras et prolifiques, amis de l’ordre et respectueux des lois. Ils étaient chez eux dans Brick Lane : les magasins étalaient pour eux les denrées familières, les affiches même y parlaient leur langue ; c’étaient leurs jeunes gens qui, le travail fini, fumaient indolemment des cigarettes, accoudés au seuil des boutiques, et c’étaient leurs jeunes filles qui passaient par deux et trois, dans leurs robes les plus neuves, pour le pèlerinage du vendredi soir, s’en allant vers l’Ouest chercher des rues mieux éclairées et plus belles, contempler les palais qui pourraient être un jour la demeure de leur race, choisir le campement des hordes du futur, des tribus nombreuses que promettaient leurs vastes hanches.

À deux pas de la rue, dans le sous-sol où le vieux cordonnier usait ses mains sur les durs souliers de pauvres, le futur n’était pas parmi les choses qui comptent : c’était le présent qui comptait, le présent qui renaissait avec le tic-tac de chaque seconde et contre lequel il fallait se débattre sans fin. Pour le vieillard, il représentait une alternative de travail maigrement payé et de repos précurseur de famine ; les prétentions exorbitantes des clients pauvres eux-mêmes, économes et durs aux autres, qui exigeaient pour très peu d’argent beaucoup de cuir et de dur labeur, terminé sans faute pour le lendemain, jour de sabbat ; et pour Leah chaque minute du présent représentait encore un peu de lumière et de souffle gagnés, un geste qui était un effort, et la sensation douce au palais du fondant qui faisait vivre une fois de plus les nerfs engourdis. Les coups de marteau sonnaient mat sur le cuir, pressés et rapides ; quand ils s’arrêtaient un instant, on n’entendait plus que le bruit lointain des passants dans Brick Lane, plus près le susurrement du gaz et le halètement faible qui venait de l’ombre ; et bientôt le tapotement repartait de plus belle, hâtif, affolé, de peur que le premier moment d’oisiveté ne fût pris pour un abandon, n’ouvrît la porte à toutes les choses irréparables qu’il importait de retarder encore un peu.

Il y eut au dehors un bruit de pas légers, presque furtifs : une ombre s’encadra dans la porte, descendit deux marches et s’arrêta sur la troisième, en pleine lumière, et quand le tapotement du marteau se fut arrêté, une voix de femme, claire et douce, se fit entendre. Elle dit : « Je viens à vous de la part de Christ, qui est mort pour nous. »