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LA FOIRE AUX VÉRITÉS


Le passage menait dans une cour étroite, une sorte de boyau tronqué qui comportait, de chaque côté, deux maisons basses aux façades moisies et, au fond, un hangar, où quelques voitures à bras achevaient de se délabrer. La première porte dans le passage, en sortant de Brick-Lane, donnait dans l’arrière-boutique de Petricus, le boulanger ; un peu plus loin s’ouvrait une seconde porte et une fenêtre, dont le milieu, défoncé, s’ornait d’un large pansement de papier gris. Au dessus du papier se balançait une pancarte qui portait en lettres dorées les mots : « S. Gudelsky, Shoemaker » ; au dessous, une ligne de caractères hébreux et, plus bas encore, écrit à la craie d’une main inhabile : « Repairs done ». Deux paires de chaussures, usées mais reluisantes, une de chaque côté du carreau de papier, formaient l’étalage, et la porte, toujours ouverte, laissait voir les murs de plâtre écaillé de la boutique où le vieillard se courbait du matin au soir sur sa forme, maniant les chaussures à gestes hâtifs, essayant de racheter, à force d’application industrieuse, la faiblesse qui faisait trembler ses mains usées sur les outils et les morceaux de cuir.

La pièce était de deux pieds au-dessous du niveau du passage, d’où l’on descendait par trois marches de pierre ; elle était extraordinairement basse de plafond, mais assez grande pour que la lumière de l’unique bec de gaz ne pût l’éclairer qu’en partie. Il couvrait d’une lueur vive le crâne poli du vieillard, le raccourci de sa face jaune et ridée penchée sur son ouvrage, ses bras nus jusqu’aux coudes, maigres, où saillaient les veines gonflées ; il jetait aussi sa clarté cruelle sur la redingote pendue au mur : une vieille lévite râpée, tachée, d’une vétusté prodigieuse ; mais, deux pas plus loin, l’ombre commençait, et elle couvrait à demi l’extrémité opposée, où l’on ne distinguait qu’un vieux fauteuil de cuir qu’occupait une forme indécise, enveloppée presque entièrement dans des pièces d’étoffe dépareillées. Un examen plus attentif révélait que c’était une forme humaine, une forme lourde, où ne vivaient que deux yeux d’onyx terni, un souffle bref, et une main qui voyageait paresseusement, mais sans relâche, entre le visage et un sac de papier placé sur un escabeau. On ne voyait tout cela qu’avec peine, mais les gens qui venaient dans cette boutique n’avaient pas besoin de voir ; ils savaient tous que la forme épaisse dans le fauteuil était Leah Gudelsky, qui achevait de mourir. Elle était monstrueusement grasse, d’une graisse qui bourrelait ses mains et tendait sur une figure énorme la peau couleur de cire ; mais il était facile de voir que sa vie s’en allait. Cela se voyait à sa respiration faible et rapide, au cerne profond de ses yeux ternis, à la lassitude extrême que montrait chaque mouvement des mains monstrueuses.