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venue se jeter sous ses roues.

Quand il eut terminé sa déposition, l’interprète était arrivé, et le Coroner lui posa quelques questions préliminaires. Connaissait-il soit la victime, soit, le témoin dont il devait traduire les paroles ? Non ! Il ne les connaissait pas. Le témoin allait-il déposer en russe ? Non ! il préférait déposer en yiddish, que lui, l’interprète, comprenait parfaitement.

Et la déposition commença. Le témoin était un homme court, avec des yeux au regard niais et inquiet dans un visage grêle. La pâleur malsaine de sa peau, le blond fade et comme effacé, couleur de foin, de ses cheveux et de sa moustache, ses vêtements bruns usés, se fondaient pour faire de lui un être atténué et terne, un bloc couleur de bois dans lequel les coups de ciseau du sort sculptaient négligemment une vie.

Son nom ? Mordecai Weinberg. Il était âgé de vingt-sept ans, boulanger de son état. Le lieu de sa naissance ? Un village du Gouvernement de Lodz, dans la Pologne russe, où il avait connu Golda Kaliski. Oui ! Il l’avait bien connue ; il la connaissait depuis bien des années, presque depuis toujours. Ils avaient été fiancés. Il était israélite aussi.

Le Coroner remarqua qu’il n’avait guère le type de sa race, et posa d’autres questions. Mais quand l’interprète essaya de les traduire, il se heurta à un contre-courant de mots affolés, hâtifs, de phrases nerveuses qui n’étaient pas des réponses, mais le commencement d’un récit. Un récit qui vint en vagues enchevêtrées, débordant de vraie passion et de vraie douleur, une trame d’iniquité, de malchance, de torts irréparables, un grand chagrin… L’homme était sorti d’un seul jet de sa grotesque carapace terne, et parlait d’abondance, d’une voix rauque d’émotion, avec des gestes gauches. Il se tournait vers le Coroner et semblait implorer justice ou vengeance, ou peut-être quelqu’une de ces décisions miraculeuses qui sont du pouvoir des grands, et qui remettent tout en ordre ; et quand un geste lui rappelait que le magistrat ne pouvait le comprendre, il s’adres-