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pait un autre sentier, elle se trouva brusquement en face de Bernard. Une même joie illumina leurs visages, une même arrière-pensée les assombrit aussitôt.

— Christiane, je voulais partir sans vous revoir, mais j’allais vous répondre. Je ne veux accepter de vous aucune promesse, car c’est vrai, vous êtes trop jeune. Comme vous me le demandez, je viendrai dans deux ans voir ce que le temps aura fait des sentiments que vous croyez avoir pour moi.

— Je suis trop jeune ! Et à cause de cela vous ne me faites pas confiance !

Des larmes mouillèrent ses cils. Elle pencha la tête, comme accablée par cette jeunesse méprisée et touchante, et elle semblait si désarmée, si pathétique, qu’une vague de tendresse submergea le cœur de Bernard. Il l’entoura de son bras, baisa la joue à la courbe encore puérile, la bouche triste, les yeux chargés de pleurs.

— Je reviendrai, Christiane, murmura-t-il, croyez en mon amour !

Ce n’était pas seulement pour fuir Christiane que Bernard avait décidé de partir. Sa convalescence terminée, il devait songer à refaire sa vie, et d’ailleurs il sentait sa présence importune à son père, magistrat en retraite, froid, distant, qui n’éprouvait d’intérêt que pour sa collection de numismatique et un peu d’affection paternelle que pour sa fille Nicole.

En quittant Maillane, le jeune homme se rendit à Nîmes auprès d’un de ses amis qui, depuis longtemps, l’invitait à venir partager son petit logis de garçon. Roger Soubeyran était doux, silencieux et plein de tact. Il était sensible au point de rougir et de bafouiller lorsqu’il était obligé de faire allusion à la mutilation de son camarade. De petit tempérament, il n’avait pas été mobilisé et passait ses journées dans son officine de pharmacien. Les soirées le ramenaient tranquille, apaisant, et nulle compagnie ne pouvait être plus bienfaisante à un orgueil blessé, à un cœur farouche et révolté.

Les paroles de Mme Reillanne avaient été pour Bernard un défi qu’il lui eût été intolérable de ne pas relever. « Je lui montrerai de quoi je suis capable ! Avant la guerre, je n’étais pas ambitieux, et pourvu que j’aie mes livres, un travail intéressant et — ah ! oui, c’était déjà mon rêve — un amour fidèle, j’aurais vu mes désirs comblés. L’amour fidèle, je l’ai rencontré, et il m’a été retiré, comme bien d’autres choses… Eh bien, maintenant, je me sens une âpre volonté de donner toute ma mesure, plus que ma mesure. Je vais me mettre à parler comme un héros de Corneille : « Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître… » « Le souci de ma gloire… » Mais les belles tirades ne me mèneront pas loin. Il faut agir !

Pour commencer, il s’appliqua à écrire de la main gauche. Il s’aperçut vite que, faute de méthode, il lui faudrait un temps fou pour arriver à être simplement lisible. Et puis, amputé un peu au-dessus du coude, il lui semblait qu’avec un membre artificiel, il arriverait à tirer parti du moignon qui lui restait, quand ce ne serait que pour maintenir le papier, tourner les pages. Il se débrouilla et fut admis dans un centre de rééducation pour mutilés, à X…, dans le Var. Navré de ce départ, Soubeyran l’approuva cependant, tout en suppliant son ami de revenir lorsqu’il aurait triomphé suffisamment de son infirmité pour reprendre dans la vie une place active.

Mais déjà se levaient les grandes angoisses. La France, atterrée, se voyait envahie, les populations fuyaient comme les animaux sauvages devant un incendie de prairie, et les routes qui descendaient vers le sud semblaient toutes à sens unique. Et ce fut le désastre, et l’écrasant armistice. Les grands blessés réunis à X…, frères par les souffrances, avaient suivi avec une rage impuissante les phases de la défaite. Ils se regardaient en silence, et l’inutilité de leur sacrifice les emplissait d’amertume. Ce fut Bernard qui releva le courage de ses camarades.

— Voyez-vous, leur dit-il un jour, nous aussi, nous avons tous personnellement désespéré quand nous nous sommes vus amputés, estropiés… Et pourtant, à force de peine, nous sommes en train de remonter de l’abîme. Il en sera de même pour la France. Il y en a déjà qui travaillent à la relever. Nous ne sommes pas en état de les aider. Mais nous avons fait notre part. Ils nous relaieront au combat. Et nous, tant que nous garderons la volonté de vivre, nous pourrons redevenir des hommes actifs.