Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Tu as peut-être eu tort. Bernard est un garçon épatant qui saura certainement refaire sa vie.

— C’est à voir. Pour le moment, mon devoir m’interdit de fiancer ma pupille avec un mutilé sans situation.

— Et qu’est-ce que tu vas faire du Cri-Cri ?

— Je compte qu’elle m’aidera dans la gestion de la maison et du domaine. Il n’est que juste qu’elle me soulage un peu d’un tas de soucis ménagers, après tous les sacrifices que j’ai faits pour elle.

— Des sacrifices ? Tu as fait des sacrifices pour Christiane ?

— Je veux dire des dépenses. Elle a été pendant des années interne dans le meilleur pensionnat d’Avignon, elle n’en est sortie qu’après son bachot, voici près d’un an. Comme elle avait des dispositions pour la musique, je lui ai acheté un violon et je lui ai donné d’excellents professeurs.

— Elle n’était qu’une cousine éloignée de papa, je crois ?

— Très éloignée. Sa grand’mère était la tante de ton grand-père.

— Aïe ! Attends ! C’est trop compliqué pour moi : grand’mère, tante, grand-père… oui, c’est du cousinage très dilué. Oh ! écoute…

Le chant d’un violon s’élevait dans le crépuscule. Le son était parfois un peu rauque, hésitant, puis s’élançait, pur et passionné, s’affirmait dans une suave plénitude. Christiane jouait le Prélude de Rachmaninoff où l’âme, d’abord captive, rompt ses chaînes et bondit dans la joie. La jeune artiste n’acceptait pas cette interprétation du finale : dans la mélodie triste et résignée, elle mettait une gravité sereine et pleine d’espoir.

— Elle a du talent, fit Gaston, impressionné. Il faut la pousser, mère, elle peut faire une belle carrière.

— C’est possible, mais, en attendant, elle ferait bien de s’informer pourquoi le souper est en retard.

La cloche qui retentit à l’instant même évita une semonce à Christiane. Ses devoirs remplis, elle avait cru pouvoir disposer de dix minutes pour s’évader d’un monde cruel dans la sphère enchantée de l’harmonie.

Les jours suivants la virent se donner à ses tâches modestes avec une scrupuleuse ardeur. La reine altière du domaine la chargea de soins nouveaux, mais elle ne s’en plaignit point, elle semblait rechercher les occupations fatigantes. Ce fut Gaston, pris de sollicitude, et inquiet de ce zèle excessif, qui insista pour que « Cri-Cri » eût chaque après-midi quelques heures pour se détendre et travailler son violon. Malgré tout, elle en fut heureuse et se réfugiait dans sa petite chambre comme dans un univers à elle, où nulle méchanceté ne venait troubler ses rêves, où elle pouvait, en toute confiance, s’entretenir avec son cœur. Dans un coffret jalousement clos, elle enfermait ses précieux petits trésors et c’était sa joie de les en sortir pour les contempler comme des fétiches, comme des dieux lares qui ne révélaient qu’à elle leurs vertus magiques. Un soir, elle ne tira du coffret qu’une vieille photographie où souriait, un peu craintive, une frêle jeune femme, presque une enfant, qui avait les grands yeux suppliants d’une biche prisonnière. Christiane la regarda longuement.

— Vous étiez sans défense, petite mère, murmura-t-elle, et vous aimiez de toute votre âme, vous aussi, n’est-ce pas ? Pourquoi êtes-vous morte ? Avez-vous été abandonnée, déçue ? Ou bien la vie était-elle trop dure pour vous, si tendre, si frêle… Ah ! comment savoir ?

Elle n’osait pas tutoyer cette ombre, elle la chérissait avec vénération.

— Il ne vous avait pas donné son nom… Est-ce cela qui vous a tuée, d’avoir une petite fille qui était une bâtarde ?

Une tristesse amère envahit le charmant visage de Christiane.

— Bernard ne m’a pas répondu. Il a bien vite accepté le verdict de ma tante… Est-ce que ma naissance ?… Non, il est au-dessus de cela.

Mais un poids très lourd écrasait son cœur.

Après dîner, ce soir-là, elle s’échappa et prit un petit chemin qu’elle affectionnait, car il longeait un ruisseau et laissait deviner au loin un bel horizon. Et comme il cou-