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De sa main unique, il prit la main inerte de Christiane atterrée et la baisa respectueusement.

Puis il s’inclina devant Mme Reillanne et sortit sans dire un mot. Restées seules, les deux femmes se regardèrent en silence. Un peu de pitié se lisait dans les sombres yeux de Mme Reillanne, mais Christiane ne s’en aperçut pas. Elle respirait fort, sa gorge se soulevait et s’abaissait au rythme de son souffle agité. Tout à coup, elle se leva et sortit. Sa tante eut un mouvement comme pour la retenir, puis se ravisa.

— Elle est trop fière pour courir après lui, elle sera montée dans sa chambre pour pleurer à son aise. Les larmes lui feront du bien.

Mais dans sa chambre, Christiane ne pleurait pas, elle écrivait fièvreusement un billet.

« Bernard, puisqu’il a suffi d’une parole perfide pour vous faire renoncer à mon amour, je ne vous en parlerai pas. Mais vous, vous m’avez affirmé que vous m’aimiez. Si vos sentiments sont vrais, je vous demanderai une chose. Nous sommes le 20 avril 1940. Dans deux ans, exactement le 16 juin 1942, je serai majeure. Si vous m’aimez encore, si vous êtes libre, je vous prie de venir voir alors si mon cœur n’a pas changé. Dans l’affirmative, vous aurez la preuve que mes sentiments n’étaient pas qu’une exaltation passagère. — Christiane ».

Puis elle se mit en quête de la petite femme de chambre qu’elle trouva dans la salle à manger, toujours ébouriffée, toujours effarée.

— Écoutez, Mariette, je finirai de mettre le couvert. Allez vite porter cette lettre à son adresse. Il n’y a pas de réponse. Et puis, Mariette — même en cette crise de sa vie, elle songea à ce détail, tant elle était désireuse de ne plus mériter le blâme de sa tante — vous m’avez encore fait gronder. Je vous ai pourtant bien expliqué que lorsqu’il vient un visiteur dont vous ne savez pas le nom, il faut lui demander : « Qui dois-je annoncer ? »

— Oh ! pardon, Mademoiselle, fit la contrite Mariette, je vous promets que Mademoiselle n’aura plus…

— Allez vite, allez vite.

Sitôt que la servante eut disparu, Christiane s’affaira aux soins ménagers.

— Non, elle n’aura plus un reproche à me faire. J’ai devant moi deux années d’attente, deux années pendant lesquelles je lui prouverai que je suis capable de persévérance et de pondération. Et au bout de ces deux ans…

Elle s’arrêta. Une angoisse la prit. C’était la guerre, et Dieu seul savait ce qu’amènerait le proche avenir qu’elle tremblait d’envisager. Une seule chose lui paraissait stable dans cette incertitude : son amour qui se confondait avec sa foi naïve et absolue dans la constance de son bien-aimé.

Mme Reillanne s’était remise à écrire. Mais au bout d’un moment, elle posa sa plume. De nombreuses pensées la harcelaient. Non qu’elle se repentit d’avoir brisé le roman d’amour de Christiane. Elle était persuadée d’avoir agi pour son bien. « J’ai fait mon devoir ». Mme Reillanne se plaisait à dire qu’elle était avant tout « une femme de devoir ». Elle était restée seule à trente-deux ans avec Gaston qui en avait sept. Bien des propriétaires du voisinage n’eussent pas mieux demandé alors que de consoler la belle veuve.

Mais elle avait repoussé tous les soupirants. Ce n’était pas une amoureuse, c’était une mère. Sa vie, désormais, n’avait plus d’autre but que de bien gérer le domaine qui serait un jour celui de son fils. Il était situé en pleine Provence, non loin de Maillane qui garde pieusement le souvenir de Mistral. « L’Espériès » prospéra entre ses mains capables, plus qu’entre celles du maître défunt, un terrien pourtant, et qui s’y connaissait, tandis que Marie-Thérèse, fille d’un professeur d’Aix, ignorait tout des cultures lorsqu’elle s’était mariée.

Maurice Reillanne était un ancien élève de son père. Il était follement épris lorsqu’il épousa cette jeune fille qui avait pour toute fortune sa beauté de déesse. Elle avait déjà ce port altier que la maturité rendait noble et coiffait en couronne, sur son front de Junon, des nattes épaisses de ce noir profond, si rare et si magnifique, qui reluit comme l’aile du merle. Maintenant, cette couronne se mêlait de fils blancs qui paraissaient bleutés et qui couraient et serpentaient dans ces masses onduleuses comme les veines de l’onyx.