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— Votre oncle avait des biens qui lui permettaient d’assurer la subsistance d’une famille. Et moi, j’étais une jeune fille pondérée, grave, attachée à ses devoirs. De plus, quand je me suis mariée, en 1916, j’avais vingt-quatre ans. Vous avez dix-neuf ans, vous êtes une créature impulsive, fantaisiste, incapable du dévouement qu’il faut pour épouser un infirme.

— Le dévouement qu’il faut pour épouser un infirme ? répéta lentement la jeune fille. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas de dévouement quand on aime. Peut-être même est-ce un bonheur pour une femme d’avoir à donner à celui qu’elle aime plus que la mesure habituelle de tendresse et de soins.

La déesse leva sa main, blanche et raide comme la main-de-justice en ivoire dont la tradition fait remonter l’origine à Charlemagne.

— Je ne veux plus discuter. Une chose est certaine, c’est que tant que j’aurai sur vous une autorité légale, ce mariage insensé ne se fera pas. Je n’autoriserai même pas des fiançailles à longue échéance, car vous avez si peu de stabilité dans l’esprit que vous négligeriez, dès lors, tous vos devoirs.

À ce moment, la porte s’entr’ouvrit, et Mariette passa une tête ahurie aux cheveux ébouriffés :

— Y a un Monsieur qui demande à parler à Madame.

Les sourcils olympiens se froncèrent légèrement.

— Cette fille est impossible, murmura Mme Reillanne, je vous avais priée, Christiane, de la styler un peu… C’est M. André, je suppose, dit-elle à haute voix. Faites-le entrer.

Elle laissa à peine au jeune homme ému et nerveux, le temps de la saluer et, lui indiquant du geste un fauteuil, elle entra dans le vif du sujet.

— Ma nièce m’a mise au courant. Je suis chargée, tant qu’elle est ma pupille, de veiller sur ses intérêts. Puis-je vous demander quelle existence vous pensez pouvoir lui assurer ? Vous savez qu’elle n’a pas un sou. Vous non plus, je crois ?

Décontenancé par cette attaque directe, Bernard balbutia :

— Mais, Madame… ma convalescence s’achève à peine, je n’ai pu encore chercher…

— Vous aviez une profession intéressante qui vous est interdite à présent. Je suppose que vous vous rendez compte que votre infirmité vous ferme beaucoup de portes ?

— Elle m’en ouvre peut-être d’autres, dit Bernard en se redressant. On tiendra compte de leurs sacrifices à ceux qui ont fait leur devoir…

La main-de-justice eut un geste impatient :

— Cher Monsieur, bien des gens font leur devoir, qui ne sont pas mutilés, et vous les trouverez sur votre route comme des concurrents très sérieux. Les vertus militaires et les actions d’éclat compteront pour peu de chose quand la vie reprendra.

Une intense rougeur était montée au visage du jeune homme.

— Bon sang ! murmura-t-il entre ses dents, faudra-t-il que je m’excuse d’avoir été blessé ?

Christiane ne disait rien. Très pâle, elle observait les duellistes. Mme Reillanne eut une moue agacée :

— Je vous en prie, Monsieur, ne dramatisons pas. Il ne s’agit pas de vos qualités de soldat, elles n’ont rien à voir ici. Mon devoir est d’examiner vos capacités comme mari. Je constate que votre infirmité vous constitue un sérieux handicap. Nous ne savons pas encore si vous pourrez le surmonter.

— Je compte bien le faire, dit Bernard nerveusement, mais nous sommes dans une période difficile, et je me rends compte qu’il faut à Mlle Christiane beaucoup de confiance en moi pour me promettre son amour dans de telles conditions.

— C’est à cela que je voulais en venir, fit Mme Reillanne d’une voix soudain très douce. Je m’étonne qu’un homme scrupuleux comme vous paraissez l’être ait pu profiter de l’élan généreux, exalté jusqu’au sacrifice, d’une enfant romanesque.

Le jeune homme resta sans voix pendant un instant. Ses vives couleurs disparurent lentement de ses joues, et Christiane vit son visage devenir blême.

— Vous avez raison, Madame, dit-il enfin. Je n’ai pas le droit de troubler un cœur si jeune et qui peut se faire illusion sur ses sentiments. Adieu, Madame, Mademoiselle, je vous rends votre parole et vous demande humblement pardon.