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elle dire ce qu’elle avait à dire, et plaider une cause difficile devant ce juge impitoyable ?

Elle balbutia des excuses, pataugea un instant dans une phrase embrouillée, puis tout à coup, rassembla son courage, comme un général acculé à sa dernière réserve :

— Ma tante, je voudrais vous parler de choses très sérieuses.

— Moi aussi, justement. Et d’abord, où avez-vous passé l’après-midi ?

— Chez Nicole André, murmura Christiane d’une voix mal assurée.

— Je m’en doutais. Vous savez que cette jeune fille a mauvaise réputation. Ses allures garçonnières, sa familiarité avec des jeunes gens aussi délurés qu’elle, la font passer pour ce qu’elle n’est peut-être pas, mais qu’elle deviendra certainement si elle continue.

— Que vous êtes injuste, ma tante ! Nicole est la fille la plus saine, la plus droite que je connaisse. Elle a une santé exubérante, elle est très sportive, avec qui voulez-vous qu’elle fasse de la bicyclette ou du tennis, sinon avec des partenaires solides ? Elle traite ces petits jeunes gens comme de grands gosses, et du moment que ses frères sont mobilisés…

— Ah ! ah ! nous y venons ! Un des « frères mobilisés » n’a pas eu de chance, poursuivit la voix cinglante. Dès le premier mois de la guerre, il a été blessé et l’on a dû l’amputer du bras droit. Ma nièce, enthousiaste et généreuse, s’est éprise du glorieux mutilé…

Cette fois, Christiane bondit. Elle aussi pouvait être mauvaise à l’occasion :

— Que voulez-vous, ma tante, tout le monde ne peut pas être embusqué ! La présence au front d’un tas de pauvres gens qui n’ont pas su se débrouiller, justifie les petites sinécures comme… celle de mon cousin, par exemple.

Ce coup droit ébranla l’olympienne sérénité de Mme Reillanne. Elle adorait son fils. Pour éviter tout péril à cette précieuse existence, elle avait multiplié les démarches, harcelé sans répit les gens en place et, finalement, Gaston Reillanne s’était vu sans déplaisir, casé à Paris, au Ministère.

— J’ai la guerre en horreur, dit la mère d’une voix vibrante…

— Et moi, donc ! interrompit Christiane.

— … en horreur, et je ne voulais pas que Gaston y prît part. C’est un sentiment que toutes les femmes devraient comprendre. Et c’est pourquoi je n’admets pas que vous preniez ce ton ironique. De vous à moi, il est intolérable.

— Oh ! pardon, ma tante ! (Quelle maladresse de l’indisposer en ce moment !) Je voulais dire… il y a beaucoup de jeunes gens qui vont à la guerre par obligation. Et ceux qui en reviennent — elle reprit un peu d’assurance — même s’ils ont un membre en moins, il faut bien qu’ils reprennent leur place et qu’on leur fasse, autant que possible, oublier leur malheur. Oui, c’est vrai, j’aime Bernard André. Et cet après-midi — l’ardente expression qu’elle avait en entrant illumina de nouveau son visage — il m’a déclaré son amour et m’a demandé de l’épouser. Il a été convenu que je rentrerais pour vous préparer et qu’il viendrait, un peu plus tard, pour vous demander officiellement ma main, puisque je suis mineure et que vous êtes ma tutrice.

Mme Reillanne ne craignit pas d’altérer la ligne de ses belles épaules en les haussant avec une souveraine pitié.

— Mineure ? Une enfant, une sotte enfant qui ne comprend rien aux réalités de la vie et qui s’imagine qu’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche ! Comment espère-t-il se tirer d’affaire, votre manchot ?

— Ma tante ! s’écria Christiane révoltée.

— Eh bien quoi ? Il est manchot, n’est-ce pas ? Ce n’est pas contestable. Quand je vous dis que vous n’osez pas regarder en face les réalités ! Il était dessinateur technique avant la guerre ; c’est une carrière qui lui est fermée maintenant.

— Il trouvera autre chose. Il est à peine guéri et n’a rien pu entreprendre encore. Mais vous pensez bien qu’il s’en préoccupe. Et moi, j’ai dix-neuf ans, je puis aussi faire quelque chose…

— Quoi ?

Christiane hésita, l’air malheureux, fixant ses clairs yeux suppliants sur la face impassible.

— Ma tante, vous vous êtes mariée pendant l’autre guerre. N’auriez-vous pas épousé mon oncle s’il avait été mutilé ?