Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/3

Cette page a été validée par deux contributeurs.

MA SŒUR INCONNUE


Par


HÉLÈNE DE BAUCLAS



C’était un salon désuet, tout imprégné de paix provinciale. Au-dessus de la cheminée de marbre blanc, la glace un peu verdie présentait, comme baignés d’une eau dormante, d’abord la pendule en bronze doré avec sa muse pensive appuyée sur une stèle puis, sur le tapis d’Aubusson aux teintes fanées, les meubles d’acajou, chaises-gondoles et larges fauteuils aux dossiers carrés. Un velours vieil or les recouvrait, pareil à celui qui drapait les trois fenêtres à l’éclat tamisé par des rideaux de mousseline.

Tout au fond, très droite, majestueuse en sa sombre toilette couleur de vieux bordeaux, une femme écrivait, assise devant un bonheur-du-jour Empire.

Les vieux Reillanne, dignes et rigides en leurs sombres portraits, la regardaient avec approbation, car la veuve de Maurice Reillanne aimait le domaine de l’Espériès et travaillait à l’enrichir, comme eux-mêmes l’avaient fait. Surtout le vieil Octave, que distinguaient son haut col à pointes, sa chevelure et ses favoris neigeux. De celui-là, les octogénaires du pays parlaient encore avec respect : « C’était un malin », ajoutaient-ils en hochant la tête.

Entre ses gros doigts noueux, l’Espériès avait prospéré, avait gagné de belles terres et de gras troupeaux. Pourtant, il n’était que le cadet. Mais son frère ainé, un original qui ne tenait pas en place, était parti tout jeune pour les Amériques, ou les Indes, on ne savait pas exactement. On racontait qu’il en était revenu complètement fou et, naturellement, c’était M. Octave qui avait gardé le domaine.

Quelque chose bougea dans le reflet de la glace : on eût dit qu’une ondine avait troublé l’eau dormante. Cette ondine était une jeune fille qui avait doucement ouvert la porte.

Christiane resta un instant sur le seuil, contemplant avec anxiété le dos de sa tante. Pour elle, il était, ce dos, plus révélateur qu’un visage, car celui de Mme Reillanne savait se faire impénétrable. Mais le mouvement de ses épaules, la raideur ou la flexion légère de la colonne vertébrale renseignaient la jeune fille sur l’état barométrique d’un caractère dont elle redoutait les rigueurs.

Cette fois, elle discerna une menace dans le rapprochement soudain des omoplates, équivalent pour elle à un froncement de sourcils. Et, sous la mousse des cheveux châtain doré, l’ardeur frémissante de la petite figure tendue, le sourire palpitant, la flamme d’espoir et d’angoisse qui brûlait dans les yeux brun clair, tout s’éteignit d’un coup, lorsque Mme Reillanne tourna vers elle une face hautaine et impassible de déesse.

— Vous rentrez tard, Christiane. Et vous aviez emporté les clefs de la petite crédence, Mariette n’a pas pu faire l’argenterie. Ce sont là des choses auxquelles vous devriez penser. Il me semble qu’à votre âge vous pourriez me décharger un peu des soins du ménage, mais vous n’êtes même pas capable de vous en occuper sérieusement.

Oh ! que cela commençait mal ! Après un tel débit, comment Christiane pourrait-