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conscience de tout ce que l’amour d’un être comme Bernard André représente pour moi, si solitaire. Je vis en lui, je me suis attachée à lui par toutes les fibres de mon cœur. Je crois que s’il mourait j’en serais avertie et que je cesserais aussi d’exister, parce que la vie me serait retirée du même coup. Heureusement le temps passe. Plus que sept mois, et cette épreuve touchera à son terme. Ah ! que c’était long ! Il me semble que mon impatience grandit à mesure que le terme s’approche… »

Bernard était toujours incliné. Il parut même à Jeanine qu’il s’était courbé davantage. Comment douter, devant ces lignes où l’âme se révélait si franchement. Il revoyait nettement Christiane telle qu’elle était le jour de leurs adieux, avec sa tendre bouche frémissante et ses yeux clairs sous le cristal des larmes. Elle était si transparente, cette petite, qu’on voyait jusqu’au fond de son cœur quand on regardait dans ces yeux-là. Non, elle n’avait pas changé, et demain… Il se redressa.

— J’ai honte, dit-il. Cet après-midi je me traitais d’imbécile, je vois maintenant que je ne suis qu’un sot.

— Il me semble qu’il n’y a pas grande différence, dit en riant Jeanine.

— Oh ! pardon, une très grande différence. Quand on se traite d’imbécile, c’est qu’on s’aperçoit qu’on a fait une gaffe, commis une erreur. C’est un état passager. Tandis que la sottise, hélas, c’est irrémédiable…

— Donc, on ne peut s’en apercevoir soi-même, car il faudrait cesser d’être un sot pour se juger. Non, mon cher Bernard, vous n’êtes ni un imbécile ni un sot. Vous êtes un amoureux, simplement, un amoureux inquiet, et qui s’aperçoit qu’en laissant son orgueil prendre le pas sur son amour, il a fait souffrir un cœur admirable.

— J’en ai été bien puni, Ah ! j’ai passé un mauvais moment ! Et puis, me voilà en retard à présent ! Il bondit sur ses pieds.

— Ne t’agite pas, dit placidement Roger. Tu vas coucher ici, on te fera un lit sur le divan.

— Non, non, proțesta Bernard, l’air farouche. Je puis sûrement atteindre Tarascon ce soir. Et demain matin j’aurai un train à 9 h. 30 pour Saint-Rémy, d’où je gagnerai l’Espériès à pied.

— Tu aurais ce même train en partant d’ici de bonne heure, s’entêta Roger.

— N’insiste pas, dit Jeanine en riant. Si tu le retenais de force, il serait capable de filer pendant la nuit !

Un peu confus, et se souvenant qu’il était un homme bien élevé, Bernard s’excusait :

— Vous comprenez que j’ai hâte d’aller me jeter aux pieds de Christiane pour lui demander pardon d’avoir douté d’elle !

— N’en faites rien, dit Jeanine. Vous lui avouerez cela plus tard, un jour où vous serez très heureux, et vous en rirez bien tous les deux.

— Oui, peut-être avez-vous raison. Ah ! je me fais tant de reproches.

Son regard humble n’avait plus rien de cornélien :

— Ne vous tourmentez pas trop pour cela. Souvenez-vous que dans sa lettre, Christiane dit qu’à certaines heures elle a douté de vous. C’est une chose qui arrive à tous les gens très sensibles et très épris.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre !

Et Jeanine, avec son petit sourire grave, jeta un tendre coup d’œil à son mari.

Il arrive parfois que l’on rêve à demi consciemment. Bien qu’endormi, on n’est pas dupe, on sait que tout ce qu’on vit n’est que songe.

Christiane, au matin de ses fiançailles, après une nuit blanche, se demandait si le sommeil ne l’avait pas prise enfin et si après le rêve éveillé, elle ne vivait pas le rêve endormi ! Quelles étranges fiançailles ! avec un fiancé invisible, un fiancé muet depuis deux ans… « Je suis fiancée avec une ombre », se dit-elle. Et son esprit, qui avait un sens très aigu du comique, lui représenta aussitôt un roman bon marché avec la couverture en chromo : un ciel orangé, de grands arbres violets, et une jeune fille en robe rose tendant les bras vers une fantômale forme masculine. « La Fiancée de l’ombre ». Elle vit le titre en grosses lettres.