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lui, amoureux d’une créature idéalisée qui n’avait plus rien de commun avec la simple petite Christiane.

Ce fut dans une morne disposition d’esprit qu’il descendit à Tarascon où il pensait prendre, le soir, un autobus pour Maillane. De là, il se rendrait le lendemain dans la matinée à l’Espériès. Il avait quelques heures d’attente et s’en alla flâner au bord du Rhône, sombre, préoccupé, répondant à peine à quelques personnes qui le saluèrent, car il se trouvait là en pays de connaissance. Tout à coup une main se posa sur son épaule :

— Bernard ! En voilà un revenant ! Qu’est-ce que tu deviens ? Je suis réellement content de te voir.

— Moi aussi, Julien, dit le voyageur, un peu détendu, car il avait eu des relations très amicales avec Julien de la Palud, un jeune propriétaire de Saint-Rémy. Tout le monde va bien chez toi ?

Julien était loquace, il donna d’abondants détails sur sa famille, s’informa de ce que faisait Bernard, le renseigna sur ce qui se passait dans le pays.

— Et naturellement, tu as appris l’accident du fils Reillanne ?

— Mais non, que lui est-il arrivé ?

Le jeune homme jeta sur la manche droite de Bernard l’habituel coup d’œil gêné.

— Eh bien, il y a quelques semaines, pendant un orage, il a été renversé avec son cheval par la chute d’un arbre, et on l’a ramené avec le bras droit en bouillie. D’abord on a cru qu’il faudrait l’amputer, puis on ne l’a pas fait, nais le pauvre garçon reste infirme, estropié.

Bernard se taisait. Certes, il avait grand pitié de Gaston, mais malgré lui il pensait surtout à la mère. Cette femme orgueilleuse, si fière de son fils…

— Pauvre Gaston ! Il n’a vraiment pas eu de chance. Mais pour Mme Reillanne, ce doit être un coup terrible.

— Ah ! oui, tu peux le dire. On ne la reconnaît plus, tant elle est frappée. Elle ne s’occupe plus de rien que de son blessé. Il paraît que sa nièce s’est montrée très dévouée. On assure que Gaston l’épousera dès qu’il sera guéri.

— C’est officiel ? demanda Bernard, la figure figée.

— Non, pas encore, mais tout le monde en parle, d’après ce qu’a raconté le bayle.

— Excuse-moi, Julien, je m’attarde, et j’ai une course urgente…

Il se retrouva dans la gare sans savoir comment il y était arrivé. Il s’assit et vit que sa main, posée sur son genou, avait un petit tremblement convulsif. Ah vraiment ! il croyait ne plus aimer Christiane qu’en imagination ! Imbécile, va !

Avec rage il répétait l’invective et s’accablait de reproches.

— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, se disait-il. Quelle fille pourrait supporter d’attendre plus de deux années un galant qui ne lui donne pas le moindre signe de vie. J’ai douté d’elle ! n’avait-elle pas au moins autant de raisons de douter de moi ? Car c’était moi qui étais parti, qui l’avais en somme abandonnée. Je savais qu’elle était malheureuse est-ce que je n’aurais pas dû lui faire parvenir de temps en temps un mot de réconfort, d’encouragement ? Non, je voulais faire le héros cornélien, me présenter devant la tante orgueilleusement drapé dans mon austère vertu… Et voilà le résultat ! Imbécile !

Une idée lui vint :

— C’est peut-être par besoin de se dévouer qu’elle épouse Gaston, mutilé comme moi, ou presque, et qui l’aime, et qui le lui a dit, alors qu’elle n’entendait plus parler de moi. La tante aura eu beau jeu, pour la convaincre que je la délaissais ! Et que vais-je faire à présent ? Si j’allais à Nîmes voir les Soubeyran ?

Ils avaient été les confidents de son amour, n’était-il pas naturel qu’il leur avouât maintenant sa peine ?

Tournant résolument le dos à Maillane, il prit le premier train pour Nîmes, et comme il n’était pas six heures, alla droit à la pharmacie. En le voyant, Roger se récria :

— Comment ! Mais c’est le 15 juin ! Tu vas être en retard à ton rendez-vous ! Et tu en fais une tête, à la veille de tes fiançailles !

— Mes fiançailles ! Ah bien oui, fit Bernard avec un rire amer. Elles sont finies, mes fiançailles. Finies avant d’avoir commencé. Christiane se marie.