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avec l’incroyable inconscience d’une femme folle d’orgueil, et d’une mère tellement pénétrée des droits de son enfant que la morale la plus élémentaire s’effaçait devant eux.

Il avait fallu cette parole de Gaston pour éveiller en elle un remords. Encore n’était-ce peut-être que l’espoir de fléchir les divinités courroucées et d’obtenir d’elles un adoucissement à sa peine. En restituant ce dont elle avait frustré la morte, en rendant à sa fille la fortune qu’un jugement inique d’abord et sa propre indélicatesse ensuite lui avaient enlevée, elle apaiserait la Némésis irritée. Sans doute, Gaston ne guérirait pas complètement, mais les muscles atones reprendraient leur jeu normal, les doigts paralysés retrouveraient un peu de leur agilité.

Quand elle parlait à Christiane, c’était d’une voix timide qui ahurissait la jeune fille, habituée à l’assurance hautaine de sa tante, et la gênait beaucoup. Sans se détester positivement, toutes deux sentaient que le jour de leur séparation apporterait pour l’une et pour l’autre un soulagement.

Gaston, encore immobilisé dans sa chambre, s’occupait cependant avec zèle de l’avenir de sa sœur. Il avait fait venir le régisseur d’une agence, puis il avait eu des conférences avec son banquier, bref, un jour, il appela sa mère.

— Je crois avoir trouvé une solution épatante. Il paraît que la Bastide-Arnaud va se vendre. Le vieil Arnaud est mort et sa veuve pense aller habiter Avignon auprès de ses filles. Le domaine est magnifique, et nous pourrions y joindre quelques terres à blé qui jouxtent celles de la Bastide. Mme Arnaud cèdera la majeure partie du mobilier, et nous pourrions le complèter par tout ce que nous avens en trop à l’Espériès. Bernard s’intéresse à la culture et je sais que Christiane admire la vieille maison d’habitation avec son jardin à la française et ses ifs curieusement taillés. Les gens qui étaient ici à l’arrivée de ma sœur sont tous morts ou partis au loin. On sait que tu es sa tutrice, il serait naturel qu’à sa majorité elle entrât en possession de ce qui lui appartient. Nous allons donc acheter la Bastide-Arnaud et la lui donner en cadeau de fiançailles, ajouta-t-il en souriant.

— Mais, Gaston ! tu es fou ! Ce domaine vaut une fortune ! tout ce que trois générations de Reillanne ont amassé d’économies ne suffira pas à le payer !

— Si, tout de même. Et puis, n’est-ce pas d’une fortune que Christiane a été lésée ? l’Espériès nous reste, et c’est un trésor. Peut-être est-ce l’Espériès que je devrais lui offrir, mais elle ne l’accepterait pas et d’ailleurs l’Espériès s’est enrichi du travail de trois générations, comme tu dis. Mais n’oublie pas, mère, que nous avons une terrible dette à payer.

Elle n’oubliait pas. Némésis était là sans doute, furieuse encore, et seule une réparation totale pourrait l’apaiser…

— Bien, fais comme tu voudras. Oui, tu as raison, c’est un très beau domaine et Christiane s’y plaira. Elle est très capable d’ailleurs. Je ne sais ce que j’aurais fait sans elle depuis la guerre.

— Oui, pauvre petit Cri-Cri, nous l’avons fait rudement travailler. On pourra toujours essayer de lui faire croire que c’était afin de la préparer à son rôle futur ! Mais un qui va être bien surpris, c’est mon vieux Bernard. Il va venir, croyant épouser une pauvre orpheline et trouvera à la place une riche héritière ! Il faut se dépêcher de conclure tout cela, mère, nous n’avons même plus huit jours jusqu’aux vingt et un ans de Christiane et je veux qu’elle trouve, au matin, ses titres de propriété sous sa serviette !

Enfin le jour vint où Bernard, la gorge serrée d’émotion, prit le chemin qui devait le conduire à l’amour. Le temps était d’une beauté merveilleuse, les brumes matinales inondées de lumière enveloppaient de joie rayonnante la campagne à peine éveillée. Les Alpes apparaissaient presque immatérielles, avec leurs ombres du même bleu léger que le ciel. On aurait dit une dentelle, à jour sur l’azur. Cette euphorie gagna Bernard, le remplit d’une exaltation qui tomba peu à peu, à mesure que le train avançait dans la vallée du Rhône. N’avait-il pas vécu pendant ces deux ans sur une illusion, cristallisant tous ses rêves autour d’une image qui pouvait s’être lentement déformée en lui ? La question n’était plus de savoir si Christiane l’aimait, mais s’il n’était pas